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et pense qu’il pourra être à la fois l’homme du féodalisme en Prusse et l’homme de l’hégémonie prussienne. M. de Bismark paraissait digne d’une meilleure carrière, à en croire ceux qui l’ont depuis longtemps remarqué comme capable d’un certain mouvement d’idées et d’une certaine hardiesse de résolutions. Malheureusement, résumant en lui les contradictions du parti de la croix, il est ambitieux pour son pays au dehors et conservateur réactionnaire dans la politique intérieure. Il fut un temps, qui n’est pas très éloigné de nous, où les jeunes gens de prétention et d’avenir qui entraient dans la politique croyaient qu’il était de bon ton de professer le fétichisme du principe d’autorité et du pouvoir fort. Les jeunes gens de ce temps-là sont les ci-devant jeunes hommes d’aujourd’hui, et le temps, en marchant, est bien près de les frapper d’impuissance et de les glacer de ridicule. M. de Bismark est un conservateur arriéré de cette époque. Quand il entra dans les affaires, l’astre de l’empyrée politique était le grand autocrate de Russie, le terrible et infortuné tsar Nicolas ; M. de Bismark fut un des plus ardens partisans de l’alliance russe, on le vit bien pendant la guerre de Crimée. M. de Bismark représentait alors la Prusse à la diète de Francfort. Il y était en réalité l’ambassadeur officieux de l’empereur Nicolas. L’Autriche, dans le domaine de la diplomatie du moins, marchait alors d’accord avec la France et avec l’Angleterre ; son concours moral, que nous avons peut-être assez mal reconnu depuis, nous fut à ce moment très utile : elle avait à lutter, dans sa politique favorable aux puissances occidentales, contre le mauvais vouloir des petites cours allemandes, dont le tsar était l’Agamemnon. M. de Bismark fut à Francfort l’âme de la résistance allemande : il y donna par son activité ample satisfaction à sa passion de Prussien contre l’Autriche, à ses préjugés de membre du parti de la croix contre la France révolutionnaire et l’Angleterre parlementaire. De tels services eurent leur récompense méritée : M. de Bismark alla représenter la Prusse à Saint-Pétersbourg ; mais l’idole du ministre prussien s’était écroulée : l’hégémonie de l’autocratie russe s’évanouissait dans l’Europe orientale. En même temps la cour de Russie devenait la meilleure de nos amies. Nous étions les amis de ses amis, nous avons donc été aisément les amis de M. de Bismark, qui trouvait d’ailleurs chez nous de quoi satisfaire son goût pour les pouvoirs forts. C’est après avoir reçu le baptême de Paris que M. de Bismark a recueilli enfin à Berlin la présidence du conseil dans les périlleuses circonstances que l’on connaît.

En lui voyant prendre le pouvoir après avoir traversé l’ambassade de Paris, ceux qui connaissent les qualités d’esprit et de caractère de M. de Bismark se sont demandé s’il n’allait pas nous donner bientôt la représentation d’un Cavour prussien. La politique que le nouveau ministre est chargé de diriger à Berlin est placée dans des conditions si contradictoires que cette anomalie seule a pu donner naissance à une telle supposition. En voyant M. de Bismark prendre si résolument la direction d’une politique