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dans le Comte Ory, cet exquis chef-d’œuvre qu’on estropie depuis tant d’années. Oui, M. Mario, ce chanteur favori des vieilles douairières anglaises, chantera Robert le Diable, les Huguenots, Guillaume Tell, la Juive, lui qui ne pouvait plus exécuter intégralement la musique du Barbier de Séville ! Voilà comment l’Opéra compte soutenir cet hiver la grande réputation dont il jouit en Europe. En revanche, le Théâtre-Italien, pour remplir le vide que lui fait l’infidélité de M. Mario, ne serait pas éloigné, assure-t-on, de prendre à ses gages M. Gueymard, l’Atlas qui porte sur sa poitrine tout le répertoire héroïque de l’Opéra. Se non è vero, c’est au moins très bien trouvé, et cela ne paraît pas indigne des ingéniosités, qui caractérisent le goût du jour. En voulez-vous une autre preuve ? Voyez ce que vient de faire le Théâtre-Français. Il y avait autrefois un roi de France qui s’appelait Louis XIV. Dans sa trop longue vie, ce roi eut une infinité de caprices qui coûtèrent cher à la nation qui payait sa gloire. Il ordonna un jour à ses hommes d’esprit de lui préparer une fête pour le carnaval de l’année 1671. C’est Molière qu’on chargea de tracer le canevas de cette fête galante, dont le sujet fut tiré d’une légende divine de la poésie antique. Pressé par le temps, Molière fut obligé de s’adjoindre des collaborateurs, qui furent Corneille et Lulli, et il sortit des efforts hâtifs de ces trois grands artistes la tragédie-ballet de Psyché, sorte de pastiche antique et solennel où l’expression des sentimens est presque aussi fausse que l’imitation de la belle simplicité de la poésie grecque. Ces vers, par exemple, que le vieux Corneille met dans la bouche de l’Amour parlant à Psyché, qui lui reproche d’être jaloux :

Je le suis, ma Psyché, de toute la nature.
Les rayons du soleil vous baisent trop souvent.
Vos cheveux souffrent trop les caresses du vent ;
Dès qu’il les flatte, j’en murmure…


ne seraient-ils pas dignes d’un Marini ou d’un Métastase ? Voilà ce qu’on ose reproduire sur le premier théâtre littéraire de la nation pour nous donner une idée du grand goût du siècle de Louis XIV ! Une froide mascarade, une improvisation de deux hommes de génie mêlée de machines, de danse, de chœurs et de musique moderne digne de M. Musard ! le cornet à piston accompagnant les soupirs et les terreurs de Psyché ! Ajoutez, pour compléter la vraisemblance, les miaulemens de Mlle Favart, qui joue le rôle de Psyché comme elle pourrait jouer la sonnambula de Bellini. Quant à Mlle Fix, elle donne à la figure de l’Amour un air d’opéra-comique ; mais elle n’a rien compris au ton qu’il aurait fallu prêter au plus jeune et au plus puissant de tous les dieux, à celui qui naquit avant le temps, comme dit Platon. En somme, la reprise de Psyché avec un ballet, des chœurs et de la musique trop moderne de M. Jules Cohen, forme un spectacle peu digne du Théâtre-Français. Et puisque vous teniez à vous passer le caprice de reprendre une œuvre mêlée et très oubliée du grand siècle, encore fallait-il vous adresser à un compositeur d’un goût plus sévère que M. Jules Cohen pour illustrer l’idée des deux grands poètes.

Le théâtre de l’Opéra-Comique au moins s’y prend un peu mieux pour tirer de l’oubli d’anciens ouvrages dont la grâce et le naturel font le désespoir