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est maintenant presque complètement supprimée et punie comme un crime de haute trahison ; le nombre des esclaves a diminué dans les états frontières et dans la Louisiane par la fuite et les émancipations partielles. Chose inouïe, on a même vu le président de la république américaine accorder audience à des nègres et s’humilier devant eux en avouant avec tristesse le crime national ! Des instituteurs, pacifiquement armés d’abécédaires, se sont établis dans l’archipel de Beaufort, près de Charleston, cette ville où la servitude se montrait dans toute sa rigueur, et malgré les menaces du code noir ils osent enseigner la lecture, l’écriture et l’histoire à ces hommes naguère condamnés par leurs maîtres chrétiens à la plus bestiale ignorance. Enfin une voix sortant de la Maison-Blanche a promis la liberté comme cadeau de nouvel an à tous les esclaves des rebelles, et cette voix sera certainement entendue jusque dans la plus humble cabane des plantations du sud. Un mouvement de libération, dont il est difficile de calculer l’immense portée, vient de commencer, et, pour tous ceux qui réfléchissent, forme déjà l’une des pages les plus intéressantes du grand drame de notre siècle. C’est là un triomphe qui ne peut nous être ravi, et dût le statu quo immobiliser tout à coup les partis hostiles et suspendre l’émancipation qui s’accomplit dans le silence, il n’en faut pas moins se féliciter avec joie de tous les progrès inattendus que nous a valus la rébellion des planteurs. Une chose est évidente : le mot Union signifiait autrefois maintien de l’esclavage ; il signifie aujourd’hui avènement de la liberté. Certainement il reste beaucoup à faire ; mais c’est justement parce que nous avons conscience de la grandeur de l’œuvre que nous saluons avec joie chaque petite victoire.

Quoi qu’il en soit, nous le répétons, le peuple américain sortira de cette épreuve plus fort, parce qu’il en sortira plus moral. On ne peut lui promettre une victoire prochaine sur les oligarques du sud ; mais ce qu’on peut lui promettre, c’est que bientôt il ne partagera plus avec ses voisins la honte de l’esclavage, c’est que l’Union ne sera plus un mensonge, c’est qu’un premier et hideux compromis entre la liberté et la servitude n’obligera pas la machine politique à fonctionner par une série d’autres compromis, c’est-à-dire d’autres mensonges. Et l’esclavage réprimé ou simplement resserré dans un domaine plus étroit ne se présentera plus au monde avec la sanction que lui offrait l’étonnante prospérité de la république tout entière. Le commerce prodigieux de New-York, les richesses de Boston, les colonies fondées si rapidement dans les solitudes de l’ouest, n’excuseront plus comme naguère la vente des nègres aux yeux des vulgaires adorateurs du succès. La cause sera scindée, et l’on saura désormais faire la part du juste et de l’injuste dans la prospérité aussi bien que dans les malheurs du peuple américain.


ELISEE RECLUS.


V. DE MARS.