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philes de la Russie ne se sont-ils pas affublés du cafetan original et antique? « Leur costume parut si national, si national, dit à ce sujet malicieusement le publiciste Hertzen, que le peuple de Moscou les désignait comme des Persans. » Ces enfantillages pourtant furent érigés alors en crimes d’état. Les volontaires de 1813 devinrent des « malveillans, » et M. de Kamptz prit sur lui le noble soin de « flairer les démagogues » et de leur donner la chasse. Toutes les libertés promises ou même promulguées subirent peu à peu un travail de révision ou d’explication qui ne leur laissa pas même l’ombre d’une existence, et la nation entière dut répondre du moindre excès de tel enfant perdu. Un étudiant à moitié fou venait-il d’assassiner un méchant dramaturge, ou un pauvre employé de menacer un obscur conseiller aulique, le Bundestag (la diète de Francfort) déclarait tout de suite la société en péril, et décrétait contre les menées « démagogiques » des « mesures générales » qui faisaient de la police l’arbitre suprême de la liberté des citoyens. La démence de l’oppression ne fut égalée que par la déplorable fatuité et l’insigne petitesse des hommes d’état qui tinrent alors dans leurs mains le sort d’une grande et noble nation, et les récentes révélations qui sont venues jeter une nouvelle lumière sur ces années de lugubre mémoire ne peuvent ajouter que du dégoût à la colère de toute âme bien née. Rien de plus instructif à cet égard que le journal, récemment publié, d’un homme qui avait pris une part notable dans la grande œuvre de la réaction européenne : nous voulons parler de ce trop fameux M. de Gentz, qui fut d’abord un ardent jacobin, devint ensuite l’âme damnée du prince de Metternich, et finit ses jours en vieillard épuisé et amoureux aux pieds d’une danseuse[1]. Pendant les célèbres conférences de Carlsbad, qui, par une interprétation aussi déloyale que spécieuse de l’article 13 du pacte fédéral, abolirent jusqu’aux derniers vestiges d’une liberté de presse en Allemagne, et muselèrent complètement la nation, Gentz note entre autres, dans son journal, sous la date du 14 décembre 1819 : « Assisté à la dernière et à la plus importante séance de la commission pour l’interprétation de l’article 13 du pacte fédéral; pris ma part au plus grand et au plus digne résultat des délibérations de notre temps : journée plus importante que celle de Leipzig... » Triste journée! tristes héros!

Ainsi frustrée dans son attente des institutions libérales et parlementaires, la nation allemande le fut encore bien plus dans son ardent désir de voir son territoire constitué sur une base unitaire. Ce pieux désir ne pouvait, il est vrai, se réaliser bien aisément. C’était une lourde tâche que de centraliser un empire qui, à côté d’innom-

  1. Tagebücher von Friedrich von Gentz. Leipzig, Brockhaus, 1861.