Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 43.djvu/160

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au bord de la jungle ; il se retourna vers nous, brandit par trois fois son kriss au-dessus de sa tête, et disparut en courant sous l’épais taillis.

Singauding et Dingun se regardaient l’un l’autre, plus terrifiés que jamais.

— Garde à nous maintenant ! Me dit ce dernier dans son jargon malais… Le Serpent ne rentrera pas sans rapporter une tête.


III

C’était là une prédiction sérieuse. Quand un Kayan perd un de ses proches, il prend aussitôt le deuil, et un deuil profond, durant lequel il ne porte que des vêtemens usés, ne souffre plus ni jeux, ni musique dans sa maison, ne s’assoit plus aux festins étrangers. Ce deuil ne prend fin qu’après l’immolation d’une victime humaine. Parfois il la choisit lui-même et saisit cette occasion de frapper l’ennemi dont il brûlait de se défaire ; parfois il se regarde comme tenu de laisser le sort décider à sa place, et frappé le premier individu en face duquel le hasard l’a mis. Ce qui pouvait nous rassurer, du moins pour le moment, c’est que Kum-Lia, au lieu de rentrer à Langusin, s’était enfoncé dans les jungles solitaires. Peut-être se trouvait-il, dans la direction qu’il avait suivie, un village où il allait surprendre quelque victime désignée d’avance.

Nous étions alors dans la saison des pluies. Elles ne commençaient que le soir, mais continuaient toute la nuit avec une violence effroyable. Le vent passait en sifflant sur les jungles, et on voyait les longues maisons de Langusin ondoyer, pour ainsi dire, sous l’effort de la tempête. Nous pouvions, à un certain point de vue, nous consoler de ces désastres, car le fleuve grossissait à vue d’œil et nous promettait ainsi, pour notre prochain retour, une navigation plus facile. Le moment des adieux approchait, et Si-Obong, la femme de l’orang-kaya, m’avait fait insinuer par « mon frère » Singauding qu’elle m’accorderait volontiers une audience de congé. C’était une riche héritière que Si-Obong. Elle avait apporté à Tamawan la propriété de plusieurs cavernes d’élite parmi celles où l’on recueille ces nids d’oiseaux que Bornéo envoie à Singapour, et qui s’y vendent de 75 à 80 francs la livre. Je la trouvai pourtant dans une assez humble résidence ; mais elle prit soin de m’expliquer (toujours par voie d’interprète) qu’elle faisait construire un véritable palais, digne de son opulence, et n’occupait que provisoirement sa demeure actuelle. Je voudrais pouvoir payer son excellent accueil par l’éloge de ses charmes ; mais la vérité m’oblige d’avouer