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I

Le célèbre voyageur anglais Bruce raconte qu’ayant un jour montré a un musulman un poisson peint, celui-ci, après un moment de surprise, lui fit cette question : « Si ce poisson, au jour du jugement, se lève contre toi et t’accuse en ces termes : Tu m’as donné un corps et point d’âme vivante, que lui répondras-tu ? » Il est bien plus dangereux assurément de faire miroiter devant les yeux de tout un peuple une grande idée, une « âme, » comme dirait le Slave, sans lui donner un corps, d’exciter les passions nationales sans les satisfaire, — et la Prusse en fit la cruelle épreuve à la suite des événemens de 1848 et des premières manifestations unitaires de l’Allemagne. Après avoir arboré longtemps le drapeau d’une Allemagne régénérée, après avoir tenu en main pendant un instant la couronne de Charlemagne, le gouvernement du roi Frédéric-Guillaume IV avait dû successivement reculer d’étape en étape, refuser le combat à Bronzell, se regarder comme heureux que le prince de Schwarzenberg voulût bien lui permettre de participer à la restauration honteuse de l’électeur de Hesse, et invoquer en dernier lieu comme moyen de salut la diète de Francfort, le Bundestag tant maudit, exécration de tous les peuples de la Germanie. Que dans ces mécomptes et ces déceptions la part de l’Allemagne eût été encore plus grande peut-être que celle des Hohenzollern, la faute de Francfort plus grande que celle de Berlin, c’est ce qu’un petit nombre d’esprits seulement étaient à même d’apprécier ; quant aux masses, elles ne voulurent ou ne purent accepter un tel résultat. Ou en serait du reste la justice, si ceux qui couvrent si souvent de leur nom les labeurs et l’héroïsme de milliers d’hommes n’en assumaient Aussi à l’occasion les revers et les mortifications, si les rois à leur tour n’étaient pas punis parfois du délire des Achéens ? Aussi rien ne saurait peindre le discrédit où tomba bientôt cette monarchie de Frédéric le Grand, à laquelle s’étaient attachés depuis dix ans tant d’espérances magnifiques et de rêves enchanteurs, et le nom « d’homme de Gotha, » c’est-à-dire de tout homme intelligent et vraiment libéral qui n’avait cessé de porter ses regards vers Berlin et lui avait prêté son concours jusqu’à ce malencontreux essai du parlement d’Erfurt, ce nom devint, à partir de 1850, presque l’équivalent d’une injure : il résumait un ensemble de qualités peu enviables, et dont là moins mauvaise encore était une bonhomie béate, forte Seulement contre toutes les épreuves de l’humiliation. Embrassant un jour, dans un discours plein d’une éloquence amère et passionnée, la succession des défaites et des défaillances qui