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dernier souvenir, et j’ai eu toutes les peines du monde à le faire revenir sur sa détermination. Aujourd’hui il vit en Sicile, attendant qu’une amnistie lui rouvre l’accès de la patrie et lui permette de reprendre, honnêtement cette fois et en paix avec la justice, son ancienne existence dans la forêt de Minutades.

— Et le berger Branco?

— Branco est maintenant à mon service; vous le verrez chez moi, car vous viendrez, j’espère, dans ma maison.

— Mais, Gian, vous m’avez dit vous-même autrefois qu’en Sardaigne il ne faut point paraître dédaigner l’hospitalité que l’on a une fois reçue. Je me trouve donc engagé avec Feralli.

— Feralli a quitté le pays, ne le saviez-vous pas ? Il y a six mois environ, son neveu, qui habite l’Amérique, est venu voir ses parens. Il est devenu amoureux de sa cousine. Feralli la lui a donnée, et toute la famille est allée s’établir à Buenos-Ayres.

Je demeurai quinze jours chez Gian-Gianu à Villanova-Monteleone, m’efforçant d’adoucir les blessures de cette âme si cruellement frappée. Je reconnus alors seulement à quelque vague parole, à quelque signe involontaire, que Gian-Gianu avait passionnément aimé sa cousine Efisa. Jamais il n’avait rien dit à personne de cet amour, dont le souvenir vivait toujours au fond de son cœur. Ainsi, par un étrange et inflexible sentiment du devoir, Gian-Gianu avait voulu donner à un autre la femme qu’il aimait. Pour obéir à ce même sentiment du devoir et par respect pour la mémoire de son père, il s’était cru obligé de tuer des gens qu’il ne haïssait pas. Une lutte si violente et si douloureuse avec soi-même, sans pouvoir dégrader cette noble nature, en avait cependant déprimé les ressorts. Désormais toutes les facultés expansives semblaient mortes en elle.

La veille de mon départ de l’île, je proposai à mon ami Gian-Gianu de venir avec moi faire un voyage sur le continent. Un sourire triste, où se révélait un incurable découragement, fut sa seule réponse.


M. D’ELNE.