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la religion catholique, la peinture de cette scène a juste autant de valeur dans l’ensemble du roman que la description d’une casquette ridicule sur la tête d’un collégien de province. L’antique, l’éternel précepte : « si tu veux me toucher, sois ému toi-même, » est abrogé au nom du grand art, et le principal souci de ces grands artistes, c’est la crainte de conserver quelque chose d’humain. Voilà l’immoralité de Madame Bovary. Quant à l’impression dernière qui résulte de cette lecture, en vérité, tout en condamnant le déplorable système de l’auteur, on ne saurait dire qu’elle soit mauvaise. Si l’auteur, dans son indifférence, n’avait pas retracé deux ou trois scènes indignes d’une plume qui se respecte, le vrai caractère de son livre serait moins l’excitation au mal que l’épouvantable châtiment de l’adultère. Il est impossible de peindre avec plus de précision, avec une réalité plus poignante, plus brutale, l’avilissement de cette malheureuse femme, que semblent excuser pourtant les circonstances de sa vie. Certes, malgré le peu d’intérêt qu’inspire Bovary, l’adultère est hideux dans la maison de ce pauvre homme, et M. Flaubert n’a rien fait pour en atténuer l’ignominie. Depuis la première chute d’Emma jusqu’au jour où elle prend de l’arsenic à poignées dans le bocal du pharmacien et le dévore avec une avidité farouche, on la voit descendre pas à pas tous les degrés de la honte.

Le roman de M. Flaubert, en fin de compte, ne méritait donc pas tous les anathèmes qu’il a essuyés ; il est vrai qu’il en soulevait bien d’autres. S’il n’y avait eu à supporter en cette circonstance que le reproche d’immoralité, M. Flaubert, je le crains, n’eût pas trouvé le fardeau trop lourd ; les « néo-réalistes, » en bravant la morale, ne sont-ils pas tout fiers de braver les philistins ? Ce n’est qu’un travers d’esprit où l’honnêteté du cœur n’est point engagée ; mais, la question de moralité une fois écartée, reste la question d’art, et ici la critique peut à bon droit se montrer sévère. Quelle vulgarité dans les minutieux détails du tableau ! Que de caquetages et de commérages ! Au milieu de quelles pauvretés se traînent les aventures douloureuses ! Quand M. Flaubert a peint en quelques traits heureux le voltairianisme épais de son pharmacien de village, la niaiserie béate du curé, l’imbécillité bavarde des personnages secondaires, quand il a décrit tous les aspects de la bêtise humaine dans un canton de la Basse-Normandie, non content de cette vive esquisse, il reprend son texte et revient à la charge ; on dirait que les trivialités l’attirent. Ces trivialités, je l’accorde, sont relevées par le style ; la langue que manie M. Flaubert, souvent brutale, incorrecte, ne manque ni de franchise ni de netteté, et parfois même, à travers ses descriptions trop crues, une image subite révèle le sentiment de la poésie. Il possède aussi le secret de la composition, quoiqu’il oublie souvent d’en faire usage ; il sait, quand il le veut, lier les épisodes dans la trame