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dernière analyse du sentiment public. Ils se plaignent qu’on rebute leur poésie. Eh ! non, vraiment ; ils se méprennent à plaisir : c’est le manque de poésie qu’on déplore dans leurs œuvres, et c’est pourquoi la critique les renvoie si peu satisfaits, quand d’aventure elle parle d’eux.

Le vrai poète n’entre pas dans le monde comme un conquérant d’opéra-comique, ni comme un géant des contes de fées, voulant tout escalader et croyant tout dominer d’un mot. Il ne procède pas au moyen de formules sibyllines. Il est ému avant tout, hésitant et timide, même lorsque le talent reconnu doit lui donner plus tard l’assurance et l’audace. Il sait bien que, pour chanter l’homme et la nature, il faut les comprendre, ce qui demande quelques réflexions. Au lieu de franchir les Alpes d’une enjambée et de vouloir prendre la mer dans une coquille, comme l’enfant de la légende, il s’arrête pensif en face de tant de choses qui l’attirent, le saisissent et lui imposent réellement ; mais il n’affecte pas de voir en tout des symboles, des mystères fantastiques, de causer avec l’infini, d’aller à cheval sur un rayon de soleil, ni de prendre les étoiles à la pipée. On dirait que l’ode et l’élégie peuvent seules répondre aux aspirations grandioses de nos poètes. Quand ils ne pleurent pas de gaîté de cœur ou quand ils ne déclament pas, ils se croient déchus de leurs privilèges de noblesse. Si l’épopée ne convient qu’aux jeunes races, n’est-il plus de forces vives pour le drame, plus de verve joyeuse pour la comédie, plus de verve caustique pour la satire ? Avons-nous su enfin tirer parti de la poésie intime, que des maladroits ou des niais ont faussée ? Quand donc chantera-t-on les affections de la famille, les sentimens de l’homme qui lutte contre les nécessités réelles de la vie ? Quand chantera-t-on aussi la tâche du citoyen en dehors de la guerre, et quand renouvellera-t-on cette alliance de l’art avec la science de la nature inaugurée par Lucrèce ? Mais, pour entreprendre quelque œuvre de ce genre, il faut commencer par apprendre la vie ou la science, et l’on veut, pour être poète, se passer de tout apprentissage. De là vient que le mérite est rare, la prétention universelle, et que, poussé par cette impuissance vaniteuse, on va chercher en songe (ce qui est commode) la poésie au-delà des monts, en Orient, dans le ciel, aux antipodes, avant de l’avoir saisie et pénétrée dans le coin de pays que l’on habite, dans les choses familières dont on est enveloppé, comme on veut aussi rêver de la grande humanité en dédaignant la petite, qui peuple la patrie, la province et le canton où l’on vit. Folie et chimère ! C’est la prétention qui, plus que tout, empêche la poésie d’éclore, quand celle-ci existe en germe ; c’est elle encore qui provoque aux essais malheureux les imaginations faites pour la prose et le travail commun. Quand on sentira davantage en toute chose la poésie qui s’en exhale, on aura plus de sévérité pour ceux qui l’exprimeront mal ou faiblement ; on aimera davantage ceux qui l’exprimeront avec un accent ému, et ce sera là le remède au débordement de vers médiocres et à l’indifférence en matière de poésie qui nous désolent aujourd’hui.


FELIX FRANK.