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part de la défaite ? A-t-il su se faire, en vieillissant sous un pouvoir qu’il était forcé de subir, une de ces retraites dignes et tristes qui forcent le vainqueur même au respect ? Non, et c’est assurément ce qui nous répugne le plus dans sa vie ; il a mis un empressement fâcheux à s’accommoder au régime nouveau. Le lendemain du jour où il avait été proscrit lui-même, on le voit devenir l’ami des proscripteurs. Il prodigué pour eux toutes les séductions de son esprit, il fréquente assidûment leurs maisons, il est de toutes leurs fêtes. Quelque habitué qu’on soit à le voir bien accueillir tous les gouvernemens qui triomphent, on ne peut se faire à l’idée que l’ami de Brutus et le confident de Cicéron soit devenu si vite le familier d’Antoine et d’Octave. Les plus disposés à l’indulgence trouveront certainement que ces illustres amitiés lui créaient des devoirs qu’il n’a pas remplis, et que c’était trahir la mémoire de ces hommes qui l’avaient honoré de leur affection que de leur donner précisément leurs bourreaux pour successeurs.

Si nous ne sommes pas disposé à nous montrer pour lui aussi complaisant que Cicéron et que Brutus, à plus forte raison ne partagerons-nous pas l’enthousiasme naïf qu’il inspire à Cornélius Népos. Cet indulgent biographe n’est frappé, dans toute la vie de son héros, que de l’heureuse chance qu’il a eue d’éviter de si grands dangers. Il n’en revient pas quand il le voit, depuis Sylla jusqu’à Auguste, se soustraire, à tant de guerres civiles, survivre à tant de proscriptions, et se conserver si adroitement où tant d’autres périssaient. « Si l’on comble d’éloges, dit-il, le pilote qui sauve son vaisseau des rochers et de la tempête, ne doit-on pas tenir aussi pour admirable la prudence d’un homme qui, au milieu de ces violens orages politiques, parvient à se sauver ? » L’admiration est de trop ici. Nous gardons la nôtre pour ces gens de cœur qui mirent leurs actions d’accord avec leurs principes, et qui surent mourir pour défendre leurs opinions. Leur mauvais succès ne leur nuit pas dans notre estime, et, quoi qu’en dise l’ami d’Atticus, il y a des navigations heureuses dont on retire moins d’honneur que de certains naufrages. Le seul éloge qu’il mérite complètement, c’est celui que son biographe lui donne avec tant de complaisance, d’avoir été le plus habile homme de ce temps ; mais on sait bien qu’il y a d’autres éloges qui valent mieux que celui-là.



GASTON BOISSIER.