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genre humain. Le spectateur, encore sous l’impression des sombres monumens de l’ancienne Égypte, ne peut manquer de découvrir certains traits d’analogie entre le style sacerdotal des primitives sociétés de l’Orient et celui qui florissait en Occident du VIIIe au XIIIe siècle. Ici seulement l’intérêt redouble, car il s’agit de nos ancêtres, il s’agit des langes de pierre, si l’on peut s’exprimer ainsi, qui ont enveloppé la pensée religieuse des nations modernes ; c’est notre histoire que nous lisons dans le ténébreux mystère des cryptes, dans la raideur cénobitique des statues, dans les emblèmes d’un art pétrifié par le dogme, dans ces tombeaux et ces sarcophages où l’homme, toute sa vie occupé à mourir, reposait si bravement la tête sur un froid oreiller de marbre.

Le moyen âge se trouve représenté dans trois salles, la cour du gothique allemand, la cour du gothique anglais et la cour du gothique français. La plus intéressante, du moins pour un étranger, est celle où l’on a réuni de toutes les parties de l’Angleterre des monumens destinés à caractériser le triomphe du spiritualisme chrétien sur les instincts fougueux de la race saxonne. L’intention a été de fournir à peu de frais aux Anglais eux-mêmes les élémens d’un voyage archéologique dans leur propre pays. Pour ceux au contraire qui ont vu en quelque sorte sur pied ces divers spécimens de l’art gothique, ils éprouvent, à les voir classés dans une galerie, le plaisir bien connu du botaniste quand il retrouve dans son herbier le souvenir de ses courses et de ses impressions à demi effacé par le temps. Entrant de la nef dans la salle du moyen âge anglais, le visiteur se trouve tout d’abord dans un cloître du XIVe siècle, dont les arcades et les colonnettes ont été empruntées à l’abbaye de Guisborough, dans le Yorkshire. De ce charmant et paisible cloître, où ses pas retentissent sur un pavé de tuiles aux couleurs vives et harmonieusement mélangées, il aperçoit déjà des fragmens détachés de toutes les cathédrales célèbres de la Grande-Bretagne, mais surtout la magnifique porte ogivale de la cathédrale de Rochester. Le plus ignorant en archéologie ne saurait méconnaître les changemens qui se sont introduits dans l’architecture depuis la période romane. Tout autour de lui la ligne verticale s’est substituée à la ligne courbe. Il se trouve au milieu de ce que les Anglais appellent le style perpendiculaire ou le style pointu. Ces lignes qui s’élancent vers le ciel, la maigreur austère des formes, l’attitude ascétique des statues, la sombre mélancolie des visages creusés et dévorés par un sauvage amour de Dieu, tout annonce la victoire de l’esprit sur la chair[1], L’idéal de l’art s’égare et plonge comme celui de la vie

  1. Cette émaciation de la face et des membres, cette forte tension des lignes du visage attirées vers la partie supérieure, en un mot tous les traits d’un mysticisme exalté, ne sont pourtant point aussi vigoureusement empreints sur les statues du moyen âge anglais que sur celles du moyen âge allemand. La forte race anglo-saxonne a résisté de tout temps aux excès de la mortification catholique : mot terrible, puisque, selon Bossuet lui-même, il veut dire faire la mort, mortem facere.