Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/524

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et se conformait à la devise en mauvais latin du moyen âge que lui avaient léguée ses ancêtres : atque ante panem justitia (et même avant le pain la justice) !

Il n’avait plus de famille; son père était mort en exil, son frère avait été fusillé à Modène à la suite d’une insurrection avortée; sa mère, il l’avait à peine connue; lorsqu’il pensait à elle, il se rappelait vaguement une grande femme maigre qui, à ses oraisons de chaque soir, mêlait des prières pour les carbonari et des imprécations contre ceux qu’elle nommait les princes de la maudite alliance. Arrêtée à Milan pour avoir insulté un officier autrichien et interrogée sur sa profession, elle déclina ses titres et ses noms, puis elle ajouta : schiava (esclave)! La police n’est point douce sous les dominations étrangères : la marquise Mastarna, des ducs de Montespertoli, fut fouettée comme une fille de mauvaise vie; elle en devint folle d’humiliation, et mourut peu de temps après dans une maison de santé. Flavio était donc seul et sans aucun de ces liens naturels et puissans qui retiennent l’homme dans le cercle étroit de la vie de famille; ses besoins d’affection étaient impérieux cependant, et il les avait concentrés sur deux personnes qui formaient ce qu’il appelait lui-même en souriant son horizon sentimental.

L’une de ces personnes habitait, non loin de lui, une maison discrète, perdue sous les plus qui séparent Ravenne de la mer. Elle sortait rarement, se nommait Sylverine et était fort belle. C’était une femme d’une trentaine d’années, liée depuis longtemps avec Flavio et dont les origines paraissaient douteuses. On parlait vaguement d’un mari abandonné en pays étranger, de fuite, d’enlèvement; le roman avait sans doute une grande part à ces rumeurs. Un jour elle était venue dans le pays sous prétexte d’y prendre des bains de mer; la contrée avait semblé lui plaire, elle avait loué une maison, s’y était installée avec deux vieilles servantes qui composaient tout son domestique, n’avait créé aucune relation autour d’elle, recevait familièrement Flavio tous les jours, et ne rendait que de très rares visites à quelques personnes de la ville. C’est là tout ce qu’on en savait. Seulement on n’avait pas tardé à remarquer que ses absences coïncidaient souvent avec celles de Flavio, et l’on avait bien vite deviné qu’il existait entre eux autre chose que de simples relations; mais en Italie, ainsi qu’en beaucoup d’autres pays, on est fort tolérant pour ces sortes de choses; puis, comme Sylverine allait de temps en temps à confesse, qu’elle communiait trois fois par an, que sa main s’ouvrait généreusement pour les pauvres, l’autorité ecclésiastique se trouvait satisfaite, et chacun avait accepté une situation que la libre condition des deux partis rendait plus irrégulière que coupable.

Ces deux êtres s’aimaient-ils? Sans aucun doute; mais il y avait