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ensuite, particulièrement dans l’ordre religieux, ont dû être en France un obstacle aux hardiesses de la critique théologique. De là vient sans doute que nos maîtres du XIXe siècle n’ont pas abordé non plus l’œuvre qui restait à faire. Historiens, poètes, philosophes, critiques se sont également écartés avec respect de la grande question. Ni Chateaubriand, ni Guizot, ni Villemain, ni Lamartine, ni Cousin, ni Thierry, ni Michelet, ni Victor Hugo, ni Mérimée, ni Quinet, ni George Sand, ni Sainte-Beuve, n’ont osé écrire la vie de Jésus. Parmi tous ceux-là, on s’étonne surtout que Michelet ne se soit pas laissé tenter. Quelques préparations spéciales pouvaient lui manquer, mais son merveilleux esprit sait si bien se faire sur tout sujet l’érudition dont il a besoin ! L’honneur de se placer par une telle étude au centre même, si on peut parler ainsi, de la science et de l’histoire était réservé à une autre génération.

Tandis que l’esprit de la France se taisait, comme de peur de faire trop de bruit, l’Allemagne, libre des inquiétudes et des agitations politiques, travaillait silencieusement et fructueusement. Elle avait pour cela deux grands avantages ; d’une part ce génie d’érudition exacte qui lui est propre, que rien ne distrayait de son travail, de l’autre le libre examen que le protestantisme permettait à ses écoles de théologie. Ce n’est guère que des théologiens qu’on pouvait attendre d’abord une étude patiente des textes sacrés et de tout ce qui s’y rattache, et il n’y a que des théologiens protestans qui aient pu se permettre cette étude. C’étaient aussi des protestans, des Anglais, qui avaient préparé la critique de Voltaire. Nous devons au protestantisme plus d’une avance sur le chemin de la vérité. Et pour mesurer au contraire combien l’orthodoxie régnante tenait chez nous la critique historique en servitude, il suffit de rappeler qu’il n’y a pas un seul travail qui se rapporte de près ou de loin aux origines du christianisme dans les mémoires de notre Académie des Inscriptions ! La nouvelle critique faisait autre chose que celle dont la philosophie du XVIIIe siècle était sortie. Elle ne contrôlait pas seulement la légende, elle tâchait de l’expliquer ; elle n’attaquait plus en bloc l’édifice, elle s’efforçait de l’étudier jusque dans ses moindres détails. Elle ne se bornait pas à dire qu’il ne fallait pas croire, elle cherchait comment on avait cru, et ce que c’était précisément qu’on avait cru. Elle était enfin essentiellement historique. Je ne marquerai pas en détail les progrès divers de cette critique théologique en Allemagne ; je dirai seulement qu’elle aboutissait en 1835 à la Vie de Jésus du docteur Strauss, qu’il faut plutôt appeler Critique de la vie de Jésus[1]. La traduction que M. Littré

  1. Le titre exact est : Vie de Jésus traitée d’une manière critique.