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rément qu’aucun écrivain profane ne paraît alors avoir su son nom ; l’homme qui mourait au Golgotha allait devenir en effet un dieu pour les autres, mais en mourant il n’en savait rien. Un génie auquel l’ardente piété du passé n’avait pu ôter la large ouverture d’esprit des temps modernes, et chez qui la passion même éclairait souvent ce que la foi eût laissé obscur, Pascal a dit : « Ce qui nous gâte pour comparer ce qui s’est passé autrefois dans l’église à ce qui s’y voit maintenant, c’est qu’ordinairement on regarde saint Athanase, sainte Thérèse et les autres comme couronnes de gloire et comme des dieux. À présent que le temps a éclairci les choses, cela paraît ainsi : mais, au temps où on le persécutait, ce grand saint était un homme qui s’appelait Athanase, et sainte Thérèse, une fille… C’étaient des saints, disons-nous, ce n’est pas comme nous. Que se passait-il donc alors ? Saint Athanase était un homme appelé Athanase, accusé de plusieurs crimes, condamné en tel et tel concile pour tel et tel crime… » Sa pensée s’arrête aux saints, bornée par son catéchisme et son église ; mais la nôtre achève, et nous disons comme lui : — Ce Jésus dont il est écrit que son nom est au-dessus de tous nom (Phil., 2, 10), et qu’à ce nom tout genou doit fléchir au ciel, en terre et aux enfers, n’était pourtant que Jésus, un Juif plein de cœur que d’autres Juifs ont fait attacher pour cela à une croix, où il a fini misérablement, en doutant peut-être de lui-même. Il n’y a rien de plus grand, mais c’est parce qu’il n’y a rien de plus triste.

Non-seulement Jésus, dans ces derniers momens, n’est qu’un homme, mais il n’y est pas même un homme extraordinaire. Pour mourir comme Socrate, il faut être comme Socrate un personnage. Il n’est pas besoin d’être Jésus pour avoir la mort de Jésus. Le plus petit des hommes, le plus misérable, peut souffrir et finir ainsi ; je ne dis pas seulement dans les mêmes angoisses, je dis avec les mêmes mouvemens de l’âme, exaltée par ces épreuves. Les discours de l’Apologie ou du Phédon ne conviennent qu’à un philosophe ; mais presque chaque parole de Jésus dans sa nuit dernière, à l’exception d’un seul mot : « Je suis le Christ. » qu’on a peine à croire qu’il ait pu dire (v. p. 390), est à la portée du dernier de nous. C’est ce qui fait de la passion un drame d’un effet universel et incomparable, où l’humanité s’adore dans une image d’elle-même également touchante et sublime. Non, ni la vie ni la mort de Jésus ne perdent rien à être abordées avec la sincérité du libre examen.

Restent les plaintes des croyans sincères, que cette critique trouble, les uns ébranlés par elle et souffrant de l’être, les autres fermes et résistans, mais irrités, tous s’attachant avec amour à ce dieu auquel elle attente. M. Renan, j’en suis sûr, n’est pas indiffèrent à