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se figurer le ton plein de gravité et de complaisance réciproque qui devait régner dans cette réunion d’élégans esprits appartenant à la même secte et au même parti politique. Le bouillant Lucain, avec l’hyperbole ordinaire de son langage, la première fois qu’il entendit la lecture d’un ouvrage de Perse, poussa des cris d’admiration : « Voilà de la vraie poésie ! Mes vers, à moi, ne sont en comparaison que bagatelles! » On reconnaît là l’intempérance de Lucain et la violence de ses premiers mouvemens dans l’admiration ou dans la haine. Perse et Lucain ont-ils été bien unis? On en peut douter. La solidité morale du satirique devait juger sévèrement la fougue inconstante et les déplaisantes contradictions de l’auteur de la Pharsale. Sans doute Lucain a pris plaisir dans son poème à se montrer stoïcien, il exalte les héros de la république, il fait sonner haut le mot de liberté; mais ce républicain d’imagination flattait Néron, et, dans le même ouvrage où il glorifiait avec une fierté sans mesure Caton et tous les soldats de la liberté, il adressait des vers adulateurs au tyran jusqu’au moment où, blessé dans son amour-propre de poète par le prince, son rival en poésie, il fit contre lui des vers satiriques qu’il paya de sa vie. Lucain paraît avoir été un mondain entraîné par Sénèque à la cour, dont l’imagination mobile flottait entre tous les extrêmes, à la fois courtisan et déclamateur stoïque, enthousiaste inconsistant, couvrant sa faiblesse de jactance espagnole, qui vécut, comme il écrivait, avec emphase, qui garda cette inconséquence jusque dans sa mort, et, après avoir lâchement dénoncé sa mère pour se sauver lui-même, revint à de meilleurs sentimens, récita à ses derniers momens des vers vaillans de son poème, et crut peut-être mourir en héros pour s’être enivré une dernière fois d’héroïsme épique.

Ce fut pour des raisons analogues, on peut le croire, que Perse se tint sur la réserve avec Sénèque. Il le connut assez tard, dit le biographe, et ne se laissa pas prendre aux charmes de son esprit. On conçoit que Perse ne se soit pas livré à ce stoïcien homme de cour, à la fois philosophe et ministre de Néron, et qui pouvait, aux yeux des hommes sévères, passer pour un transfuge. Sa vie, son esprit, son style, devaient également déplaire aux rigoureux adeptes du stoïcisme et à l’intégrité doctrinale de Perse. Les concessions faites par Sénèque aux nécessités de la politique et aux modes littéraires paraissaient être autant de démentis à sa doctrine. Comme ministre, il trahissait les principes; comme philosophe, il donnait la main à toutes les écoles; comme écrivain, sa manière facile et brillante et sa riche abondance s’éloignaient de la raide concision recommandée par la secte. Jusque dans le style, Sénèque était pour les gens rigides un esprit corrompu, et un corrupteur d’autant plus