mystère qui l’enveloppe et à son impuissance à se conformer aux exigences normales de la vie. L’idéal sort de la réalité ; mais une fois qu’il en est sorti, il ne peut plus y rentrer, de même que la fleur ne peut plus rentrer dans la tige sur laquelle elle s’est épanouie. Mignon et le harpiste, l’un par instinct, l’autre par fatalité, ne peuvent vivre que d’une manière poétique. Mignon est un enfant qui n’a d’intelligence que par la poésie et la passion ; son état d’âme normal est poétique en ce sens qu’il est toujours occupé par un sentiment extrême ; elle craint, elle pressent, elle regrette, elle désire, ou s’abandonne à l’heure présente avec une joie folle. Taciturne et silencieuse dans les occupations ordinaires de la vie, une âme extraordinaire éclate en elle au contraire dans toutes les occasions qui exigent une dépense de sève poétique, lorsqu’elle chante, lorsqu’elle danse, lorsqu’elle presse son ami dans ses bras. La douleur, qui, trop prolongée, finit par apporter la mort aux autres hommes, est au contraire l’élément vital du harpiste vagabond. Elle a créé en lui un état d’âme qui est devenu son état habituel, et sans lequel le malheureux ne pourrait plus vivre. Comme cet état est excessif, il est nécessairement poétique ; le harpiste ne vit donc que de poésie. La souffrance lui a donné l’inspiration, le don de l’harmonie, le pouvoir de l’expression ; qu’on l’en délivre, il ne restera plus qu’un maniaque qui, comprenant seul l’irréparable tort qu’on lui fait, se hâtera de mettre fin à ses jours. Mignon et le harpiste symbolisent une vérité esthétique des plus importantes, qu’on peut résumer dans cette formule : la réalité seule a le pouvoir de créer la poésie ; mais elle ne peut la ressaisir une fois qu’elle l’a créée, et, quoique leur parenté soit aussi étroite que celle d’une mère et d’une fille, leur séparation est cependant absolue et irrévocable. Cette vérité nous est démontrée non-seulement moralement, mais scientifiquement, physiologiquement pour ainsi dire.
Ces deux personnages ont en outre une importance historique. En face de la réalité contemporaine qui remplit tout le roman, ils représentent l’ancien idéal, la poésie du vieux monde en train de disparaître. Ces deux vagabonds sont les seuls liens qui rattachent les autres personnages au passé et à la tradition. En eux, nous contemplons le romantisme du moyen âge déclassé, déchu, dans les affres de l’agonie, dans les mélancolies ou les désespoirs du suprême adieu. La poésie rêveuse, imaginative, la poésie qui ne vivait que d’âme et de passion, celle du visionnaire, de l’extatique, dit avec eux son dernier mot et exhale son dernier souffle. Heureusement dans ce monde renouvelé il restait encore un enthousiaste, un déclassé volontaire, pour les recueillir et les héberger ; mais que ce jeune Wilhelm eût laissé sa vie suivre son cours normal au lieu de la faire dévier par inexpérience, et il y avait grande apparence qu’ils