seraient morts l’un et l’autre sur le grand chemin. Les autres acteurs du livre n’ont pas d’oreilles ou d’intelligence pour eux. Est-ce par insensibilité prosaïque ? est-ce parce que cette réalité, à laquelle ils s’attachent avec tant d’énergie, les rend sourds et aveugles à la poésie ? Non, la noble société à laquelle Wilhelm se trouve mêlé lorsqu’il a quitté sa bande de comédiens errans vit au contraire dans une atmosphère essentiellement poétique, une atmosphère qu’elle se crée elle-même à mesure qu’elle la respire ; mais les personnes qui la composent ne comprennent pas la poésie à la manière de Mignon et du harpiste, c’est-à-dire à la manière du passé. De quoi parlent les deux compagnons de Wilhelm ? De souffrances solitaires, de regrets et de rêves ; leur poésie est essentiellement passive. Elle est pour eux une dépense et une déperdition de forces, leur vie s’écoule avec chacun de leurs lieder, chacune de leurs inspirations les conduit un peu plus près de la mort. Les nobles associés de Wilhelm au contraire ne comprennent que la poésie du fait, et ne cherchent la poésie que dans l’action. Ils la créent par leur volonté et leur labeur pratique. Au lieu d’aller de l’intérieur à l’extérieur, leur poésie va de l’extérieur à l’intérieur ; elle entre en eux comme un aliment au lieu d’en sortir comme une perte d’âme ; elle vient de la vie et les conduit à la vie. Tel est le rôle historique de Mignon et du harpiste. Le passé, par leurs yeux songeurs et hagards, regarde avec indifférence, et sans y rien comprendre, le présent, qui de son côté le contemple avec compassion, mais sans se détourner de sa tâche. Partout le triomphe de la réalité, de l’action, de la vie présente.
Beaucoup ont défini la poésie une aspiration, un désir ; Goethe n’accepterait cette définition que sous bénéfice de commentaire. Goethe est par excellence le poète de l’ordre et de l’harmonie, et l’anarchie ne lui déplaît pas moins dans l’art que dans la nature : or toute aspiration qui n’est pas exactement en rapport avec la nature et les forces de notre âme produit le désordre et crée un état violent et morbide qui fait sur beaucoup d’esprits l’illusion de la poésie, mais qui en est la plupart du temps le contraire. Selon Goethe, un être, quel qu’il soit, est toujours poétique lorsqu’il est en parfait équilibre avec lui-même, lorsque ses aspirations ne démentent pas ses facultés, et ses désirs ses instincts. Ce personnage, fût-il le plus prosaïque du monde, s’il se tient droit et ferme, s’il a bien trouvé son vrai centre de gravité, s’il est bien lui-même en un mot, présentera un spectacle harmonieux, sur lequel l’imagination se reposera avec plaisir. Voyez Philine par exemple. Est-il un caractère plus sympathique à l’imagination du lecteur ? en est-il un qui reste mieux gravé dans sa pensée et dont il garde plus fidèlement le souvenir ? On ne peut la voir agir sans l’aimer, et l’oublier est impossible. Cependant