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qui serait pour elle l’esclavage, et d’augmenter ainsi indéfiniment la population du pays. À cela la Guadeloupe, qui semble préférer l’élément coulie, répond qu’il y a peut-être un danger à accroître ainsi indéfiniment le nombre des noirs là où. la population blanche est à peu près stationnaire depuis un siècle. Avec la fainéantise qui caractérise le nègre abandonné à lui-même, on pourrait, dit-elle, en introduire dans chacune de nos colonies vingt-cinq ou trente mille qui y trouveraient une nourriture large et facile sans ajouter un boucaut à la production sucrière. — À ce point de vue, la qualité doit l’emporter sur la quantité, et le coulie, bien que physiquement inférieur au nègre, devrait lui être préféré, précisément parce que de longues années s’écouleront avant que ces deux élémens ne se mélangent. C’est la vieille maxime : divide ut imperes ! Le planteur de la Guadeloupe est d’ailleurs plus humain à l’égard de ses travailleurs que- ne l’est en général celui de la Martinique, et il est incontestable qu’il a obtenu de l’émigration indienne des résultats remarquables. On peut citer entre autres une importante habitation de 150 coulies dans les environs de la Pointe-à-Pître, où le propriétaire seul est blanc ; régisseur, économes, commandeurs, tous sont Indiens, et quand le maître s’absente, c’est entre leurs mains qu’il laisse ses intérêts sans jamais avoir eu à s’en repentir. Bien que de semblables faits parlent d’eux-mêmes, je ne crois pas qu’il y ait lieu d’en conclure à une supériorité marquée d’une émigration sur l’autre ; chacune d’elles a certaines qualités qui lui sont propres, et tous, Indiens, Africains et Chinois, tous doivent être également les bienvenus dans nos îles, tous y peuvent trouver un bien-être relatif qu’ils n’ont jamais connu chez eux. Aussi, dans l’intérêt des deux parties, ne devons-nous rien négliger pour les y retenir, et c’est ce qui rend particulièrement regrettable la suppression récente de l’émigration africaine.

Il est assez curieux que l’émancipation ait amené le recrutement des travailleurs dans nos colonies à redevenir à peu de chose près ce qu’il était avant l’établissement définitif de l’esclavage. Qu’est-ce en effet que l’émigrant, sinon une modification de ces engagés blancs du XVIIe siècle, qui payaient leur passage au prix de trois années de liberté, et dont les souffrances rappellent les plus affreux épisodes de la traite ? « Plus de trente qui étaient agonisans, dit le père Dutertre[1] en racontant le débarquement d’un de ces convois d’engagés à Saint-Christophe, furent laissés sur le bord de la mer, n’ayant pas la force de se traîner dans quelque case, et, personne

  1. Le père Dutertre était, comme le père Labat, un des frères prêcheurs envoyés aux colonies en qualité de missionnaires, et la relation de son voyage embrasse toute l’histoire des premiers temps de nos Antilles jusqu’à la paix de Bréda, en 1667.