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ne s’étant mis en peine de les aller quérir le soir, ils furent mangés par les crabes, qui étaient pour lors descendus des montagnes en si prodigieuse quantité qu’il y en avait des monceaux aussi hauts que des cases par-dessus ces pauvres misérables. Huit jours après, il n’y eut personne qui ne fût saisi d’horreur en voyant leurs os sur le sable tellement nets que les crabes n’y avaient pas laissé un seul morceau de chair. » Il est inutile de dire qu’en rapprochant le sort de l’émigrant de celui de l’engagé, nous ne souhaitons point au premier le retour de semblables misères. Toutefois, et au risque de nous faire anathématiser par les philanthropes abolitionistes de la métropole, il est un vœu que nous ne pouvons nous empêcher de formuler comme résumant toutes les conclusions à tirer sur l’avenir du travail colonial : c’est que la population noire de ces îles apprenne à connaître la misère qu’entraîne ailleurs la fainéantise. À Dieu ne plaise que nous appelions la plaie du paupérisme sur aucun pays, si imperceptible qu’il soit sur la carte du monde ! mais on sera dans le vrai en disant que, l’esclavage mis hors de cause, les Antilles ne pourront renaître à leur ancienne prospérité avant le jour où, même sous ce climat privilégié, la possibilité de la misère rendra le travail obligatoire. Ajoutons, pour échapper à tout soupçon d’insensibilité, que, ce vœu fût-il jamais exaucé, les conditions matérielles de l’existence n’en seront pas moins encore bien plus douces pour le nègre créole que pour le travailleur européen.

Il n’est point douteux qu’avec le temps l’émigration n’amène le résultat désiré, et il resté maintenant à montrer quelle transformation industrielle fera subir à nos colonies cette substitution d’un travail véritablement libre à l’imparfaite ébauche d’organisation tentée depuis quelques années ; mais auparavant, puisque le mot de misère a été prononcé, j’en veux citer le seul exemple réel que j’aie rencontré aux Antilles. Il est à la fois caractéristique et touchant. À l’écart du groupe des Saintes, situé au sud de la Guadeloupe, est un rocher sauvage de toutes parts battu par la lame de l’Océan, sans que l’on y puisse prendre pied ailleurs que sur quelques mètres de plage sablonneuse abrités derrière un récif. On le nomme le Gros-Ilet. De date immémoriale et même, dit-on, depuis les premières années de la découverte, il n’a été habité que par deux familles normandes, les Foix et les Bride, dont les descendans peu nombreux se sont de plus en plus attachés à ce coin de terre isolé. Longtemps ils s’y maintinrent dans une aisance relative : la pêche, le jardinage et quelques bestiaux suffisaient à leurs besoins, et une petite culture de cotonniers était même pour eux la source d’un léger revenu, lorsqu’un jour arriva où cette modeste prospérité atteignit son terme. Peu à peu les morts surpassèrent