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toujours le maître de son secret, et pour rien au monde il n’aurait voulu qu’on soupçonnât à quel point son cœur s’était laissé prendre aux charmes décevans de Frédérique. Celle-ci était véritablement heureuse de revoir le chevalier. Pendant son absence, elle avait senti un vide dans son cœur et dans son esprit. Elle n’avait pas encore éprouvé ce malaise indéfinissable. Il lui semblait qu’il manquait quelque chose à sa nature inerte et complexe, qu’il lui manquait le verbe fécondant, le rayon de lumière qui éclairait son imagination et réchauffait son âme, où se débattaient dans les limbes de l’instinct les deux principes qui se disputaient sa destinée. Malgré la scène du parc de Schwetzingen, malgré l’élan suprême qui lui avait arraché ce cri d’amour où il y avait peut-être plus de lyrisme et d’imagination que de sentiment, Frédérique ignorait bien certainement le genre et le degré d’affection qu’elle éprouvait pour le chevalier. La courte absence de Sarti lui fut pour ainsi dire une révélation de l’état de son cœur. Elle sentit plus qu’elle ne le comprit que Lorenzo lui était cher, et qu’il manquerait à sa vie, s’il venait à s’éloigner de la maison de sa tante. Aussi fut-elle naïvement joyeuse de son retour, et, sans préciser davantage le plaisir qu’elle en éprouvait, elle lui dit avec le délicieux sourire qui s’épanouissait sur ses lèvres : — Vous aviez donc des affaires bien importantes, signor cavalière, pour vous être dérobé pendant trois jours à nos importunités ? Ma tante a eu raison de vous dire que c’est mal de quitter ainsi ses amis sans les prévenir et de nous laisser pendant si longtemps dans les plus vives inquiétudes.

— Vous êtes mille fois trop bonne, répondit le chevalier avec un contentement dans l’âme qu’il s’efforçait de comprimer. On donnait au théâtre de Darmstadt un grand ouvrage lyrique de l’école française que je voulais absolument entendre, et je me suis esquivé un peu comme un larron, sans même prendre congé de Mme de Narbal. Je reconnais mon tort, et je vous prie de me le pardonner, ne fût-ce qu’en faveur du beau chef-d’œuvre qui me l’a fait commettre.

— Si vous nous eussiez fait part de votre projet, monsieur le chevalier, nous vous aurions probablement accompagné, car vous savez que ma bonne tante est toujours disposée à aller entendre de la musique, quelle qu’elle soit ; mais vous avez désiré être seul, sans doute pour faire un peu diversion à la vie monotone que nous vous faisons mener ici.

— La vie que je mène dans cette excellente maison, répondit le chevalier avec tristesse, a pour moi de bien plus graves inconvéniens : c’est de m’accoutumer à un bonheur qui ne peut durer.

— Et pourquoi donc ? répliqua vivement Frédérique. Est-ce que vous avez des projets de voyage ? Mais vous nous reviendrez, n’est-