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Une dizaine d’heures de marche séparent La Canée du district que l’on appelle la Rhiza, c’est-à-dire la Racine ; c’est tout le pays qui s’étend au pied même et comme à l’ombre des versans septentrionaux des Monts-Blancs. Un puits forme dans la petite plaine de Crapi la limite de Sfakia ; aussitôt après y avoir abreuvé les chevaux, qui vont avoir à faire un rude service, on entre dans un défilé très étroit. Les montagnes, couvertes d’yeuses et de chênes-lauriers assez clair-semés, tombent des deux côtés à pentes très raides. Si l’assaillant qui attaque Sfakia par le nord veut essayer de quitter le sentier et de se déployer sur les hauteurs, il lui faut gravir parmi des roches brisées et croulantes, sur des cailloux qui s’éboulent à chaque instant sous ses pas, en face d’un ennemi abrité derrière des bouquets d’arbres et tirant à coup sûr. Aussi en août 1821 les Turcs essuyèrent-ils ici un cruel désastre, qui leur coûta près d’un millier d’hommes, trois pièces de campagne et tous leurs équipages. Treize ans après cette rencontre, le voyageur anglais Pashley, auquel nous devons la seule carte de la Crète que nous possédions jusqu’à ce jour, voyait encore tout le long du sentier des monceaux d’ossemens blanchis par la pluie et les hivers.

Trois quarts d’heure de chemin dans une gorge tournante et resserrée conduisent au premier des cantons sfakiotes, à la plaine d’Askyfo. Le territoire d’Askyfo est un bassin intérieur, de toutes parts entouré de montagnes, qui, par sa configuration, rappelle les hautes plaines de l’Arcadie orientale, Stymphale, Phénée, Orchomène, Mantinée et Tégée. L’eau qu’y précipitent la pluie et la fonte des neiges n’a d’autre issue que des émissaires souterrains ; les principales de ces bouches se trouvent vers le nord-ouest, dans une sorte de bas-fond qui, après les orages, est presque entièrement couvert par les eaux. Avant que celles-ci ne se fussent ouvert ces passages, tout ce bassin formait évidemment un lac ; mais ni la tradition ni l’histoire n’ont gardé le souvenir de cette époque, et de mémoire d’homme il ne semble pas que l’évacuation se soit jamais interrompue, ni que les habitans de ce canton aient été menacés de voir, comme cela arrive périodiquement à Stymphale et à Phénée, l’élément liquide reconquérir une partie du terrain qu’il avait abandonné, noyer leurs plantations, effacer les traces de leurs cultures et enterrer sous le limon les bornes de leurs champs. Ce qui seul par le de cette époque, ce sont de petites collines rocheuses qui en quelques endroits se dressent au-dessus de la surface unie de la plaine ; c’étaient sans doute autrefois des îles au milieu du lac : la pierre dont elles sont formées est d’une autre couleur que celle des montagnes environnantes et porte d’évidentes marques du long séjour et de la lente action des eaux.

Le froid est ici très vif pendant l’hiver ; la neige y séjourne longtemps,