Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/439

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mieux protégés que tous les autres par l’étrange configuration du sol qu’ils habitaient, retranchés derrière ces murs de roche et de neige, couverts par ces torrens, par ces étroits et tournans ravins, par ces redoutables escarpemens que nous avons déjà essayé de décrire, les Sfakiotes, depuis le temps où nous les voyons apparaître dans l’histoire, jouissaient d’une indépendance de fait que ne supprima point la conquête turque[1]. La première mention que j’en rencontre dans les annales de la Crète, c’est chez le voyageur florentin Buondelmonti, au commencement du XVe siècle. « Là, dit-il, se voit Sphichium, très ancienne cité, maintenant ruinée et sans murailles. Des paysans habitent une partie de l’espace qu’elle occupait ; à cause de l’aridité de leurs montagnes, ces hommes n’ensemencent pas la terre, ils vivent du produit des planches de cyprès qu’ils façonnent et du laitage que donnent leurs troupeaux de chèvres. Ils sont de grande taille, d’une incroyable agilité dans leurs montagnes et redoutables à la guerre ; ils arrivent jusqu’à l’âge de cent ans sans être atteints par aucune infirmité ; au lieu de vin, ils ne boivent presque jamais que du lait. » On voit, d’après ces paroles de Buondelmonti, confirmées par un curieux passage de Cornélius, que les Monts-Blancs étaient bien plus boisés alors qu’ils ne le sont aujourd’hui. L’historien ajoute, en s’appuyant sur une chronique manuscrite d’un de ses aïeux, « qu’un incendie, s’étant allumé, de ce côté de l’île, dans un grand bois de cyprès, dura trois années continues, sans que l’on pût l’éteindre. » En admettant qu’il y ait là quelque exagération, il n’en reste pas moins certain que toute cette région ne possède plus que de faibles débris des forêts d’autrefois, et que cet épais rideau de verdure devait contribuer à rendre encore plus facile aux Sfakiotes la défense de leur territoire. Quand Belon, vers 1550, visita la Sphachie, comme il l’appelle, les Sfakiotes ne se servaient point d’armes à feu ; ils en étaient encore à l’arc et aux flèches de leurs ancêtres. « Ils portent derrière le dos, écrit-il, une trousse où il y a cent cinquante flèches environ, bien ordonnées, et un arc bandé pendant au bras ou en écharpe, et une rapière au côté. » Ils dansent, sous les yeux du voyageur, sans déposer leurs armes, et Belon s’empresse aussitôt de voir la pyrrhique dans cette danse d’hommes armés.

Les Vénitiens vivaient d’ordinaire en assez bons termes avec les

  1. L’étymologie du nom de Sfakia est incertaine. Cornélius semble y voir une autre forme ou une corruption du nom de Psychium, qui se trouve dans Ptolémée appliqué a un point situé à l’ouest de Port-Phœnix ; mais de la comparaison de Ptolémée et du Stadiasmus il semble résulter que Psychion était hors du pays connu au moyen âge et de nos jours sous le nom de Sfakia. Peut-être ferait-on mieux de tirer ce nom du verbe sphiggo, serrer, étrangler. Sphakia, ce serait le pays des gorges resserrées, des déniés, et cette étymologie serait certes bien fondée sur la nature des lieux.