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La propriété du sol échappe aux mains des Turcs, comme la proportion numérique varie à leur désavantage. Depuis 1829, il n’y a pas eu dans l’île, à proprement parler, de lutte ouverte et armée, il n’y a pas eu effusion de sang ; mais depuis la pacification les Grecs ont continué la guerre avec ardeur : seulement ils en ont changé la méthode et la forme. Leur arme nouvelle, dont ils savent se servir mieux encore que des anciennes, c’est l’argent. Ici, comme dans toutes les parties de l’empire où les raïas sont nombreux et jouissent de quelque liberté, les Turcs vendent toujours et n’achètent jamais. Depuis 1829, une grande partie des terres autrefois possédées par les musulmans dans les plaines les plus fertiles ont passé dans les mains des chrétiens. La complète dépossession des Turcs par cette révolution pacifique et graduelle n’est donc qu’une affaire de temps. Les agas et les beys, dépouillés de leurs biens par ces ventes, qui sont faites presque toujours dans un moment d’embarras et par suite à vil prix, affluent dans les villes, où ils cherchent à vivre de quelqu’une de ces sinécures que l’administration turque prodigue aux musulmans, sans pouvoir satisfaire tous les fainéans qui l’implorent[1]. Une race réduite à ces extrémités ne se reproduit plus, diminue peu à peu, et finit par s’éteindre.

Cette infériorité et cette décadence, les Turcs crétois mêmes en ont conscience, et beaucoup d’entre eux, m’assurait-on, seraient prêts à chercher le remède au mal dans une conversion ou plutôt dans un retour au christianisme. En 1856, après la proclamation du hat-humaïoun et l’arrivée de Véli-Pacha, qui avait fait les plus belles professions de tolérance religieuse, dans le district de Megalo-Kastro, six cents musulmans environ revinrent au christianisme. Dans l’éparchie de Pediada, un village entier, Piscopi, quitta le Coran pour l’Évangile. Véli-Pacha donna quelques marques de déplaisir, et le mouvement s’arrêta ; mais beaucoup d’autres musulmans, prétendent les Grecs, seraient disposés à suivre cet exemple, s’ils ne craignaient l’autorité, qui voit ces changemens d’un mauvais œil, et qui trouve toujours moyen de punir la désertion en dépit du hat impérial et de toutes les déclarations officielles. Plusieurs personnes m’ont affirmé avoir reçu à cet égard de nombreuses confidences ; mais il faut en ces matières se défier un peu

  1. Voici ce qu’on lit dans une correspondance de La Canée adressée au Courrier d’Orient du 25 juillet 1863 : « Je vous ferai observer à ce sujet qu’avant 1830 les Grecs ne possédaient pas un pouce de terre dans notre province ; aujourd’hui la plus grande partie de nos campagnes leur appartient. Dès qu’un Turc manifeste le désir de vendre un morceau de terre, vite un chrétien se présente comme acheteur. »