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tère et les antécédens lui répugnaient. Le jour même de ses noces, après la bénédiction nuptiale, elle déclara à son mari… Que déclara-t-elle ? — C’est ici que la médisance est en défaut. Ce qu’il y a de certain, c’est que le soir même ces deux époux se séparaient d’un mutuel accord, et que depuis ils ne se sont plus revus, si ce n’est, je crois, lors de la dernière maladie du duc : sa femme l’assista dans ses derniers momens.

— Vous voulez nous donner une seconde édition de cette histoire, avec cette différence qu’ici ce sera l’homme qui abandonnera sa femme, et qu’il passera son temps à courir le monde, au lieu de commenter le comique grec. Est-ce cela ?

— Précisément, baron. Vous direz à la jeune personne quelles sont mes intentions à ce sujet, car, je vous le répète, je ne veux pas de surprise…

— J’aime assez cette délicatesse, interrompit le baron d’un ton goguenard.

— Mon dessein, repris-je, est de me rendre au Chili avec un ingénieur de mes amis, Gaston de Vaubray. Gaston est chargé d’exploiter les mines d’argent de ce pays pour le compte d’une compagnie anglaise. Si cette entreprise donne les résultats qu’elle semble promettre, je suis riche, et l’avenir est à moi. Le soir même de mon mariage, je pars pour Evreux, afin d’y terminer les affaires de mon père ; de là je vais à Londres, où je m’embarquerai avec Gaston.

Le baron s’attendait à quelque projet fantasque et irréalisable ; mais cette détermination, qui n’avait rien que de sensé en elle-même, tous ces détails, prévus et arrangés d’avance, dans lesquels je pris plaisir à entrer, le déconcertèrent. Après avoir réfléchi quelques instans, il fit un mouvement de tête comme un homme qui a trouvé une solution à peu près satisfaisante, et me dit qu’il en parlerait à ma fiancée, que, si elle acceptait, je pouvais me marier et partir. — Je crois du reste qu’elle acceptera, ajouta-t-il d’un ton affirmatif qui me donna fort à penser.

Je soupçonnai cet entêté vieillard de machiner quelque trahison. Après avoir conclu ce mariage, il y allait de son honneur de faire de moi un véritable mari ; mais cette fois il comptait sans une volonté inébranlable, soutenue par une horreur instinctive du mariage et par ma résolution de passer en Amérique.

Il s’agissait pour le moment de me présenter à la famille Chantoux. Cette première démarche me coûtait beaucoup, et je ne le dissimulai pas.

— Eh bien ! me dit le baron avec une feinte bonhomie, vous arrivez à peine d’Évreux, et je ne veux pas vous prendre au débotté.