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Dans nos capitales affairées, le mélange des classes est beaucoup plus apparent que réel ; le voisin que l’on coudoie pendant longues années reste un indifférent. À Lisbonne, nul n’est jamais affairé, le temps est de peu de valeur ; tout le monde se connaît, le voisin, quel qu’il soit, devient presque un ami, on vit à ciel ouvert. Le secret n’est pas chose facile avec de pareilles gens ; aussi une franche bonhomie est-elle le caractère principal de cette société. On se tromperait fort néanmoins si dans cette confusion des classes et des rangs on cherchait une familiarité vulgaire. L’étranger, ignorant la langue et les coutumes, ne voit dans les désignations fréquentes d’excellence et de seigneurie qu’une sorte d’emphase puérile ; ces expressions courtoises ne servent en réalité qu’à remplacer des lignes de démarcation blessantes pour les susceptibilités locales. Ces mœurs ne s’expliquent-elles pas d’elles-mêmes quand on remarque la liberté d’allures que la famille de Bragance a conservée dans la foule ? Que de fois dans les promenades n’ai-je point vu le roi dom Fernando entouré de ses fils, sans se gêner et sans gêner personne, venir participer aux plaisirs du public, se mêlant aux groupes, arrêtant au passage l’artiste ou l’écrivain pour lui adresser un éloge ou lui donner un conseil ! Rien ne désigne le prince ici, et dans cette cohue gentilshommes et commerçans savent marquer le respect qu’ils doivent au souverain.

La vie portugaise, observée de près, a trois centres d’action principaux, et comme trois métropoles qui répondent à des ordres d’idées différens. Lisbonne, c’est la politique, la littérature ; Coïmbre, l’étude ; Porto, le commerce. Des aptitudes et des penchans si divers, consacrés par le temps, ont donné à chacune de ces trois villes son type caractéristique. Sans doute tout cela se mêle dans une certaine mesure : Lisbonne participe du mouvement commercial tout autant que Porto se livre à la littérature et à la politique ; néanmoins le caractère particulier est assez marqué pour qu’il ne soit pas possible de le méconnaître.

En dehors de son passé, Lisbonne était la ville la plus propre à devenir le centre de l’action politique en Portugal, en ne tenant même pas compte de sa situation géographique exceptionnellement favorable. L’alfasinho (c’est ainsi que l’on désigne le Lisbonnais à cause de son goût pour la laitue, alfase), l’alfasinho, dis-je, est d’une nature douce, un peu nonchalante et obéissante ; libéral par tempérament, les violentes idées révolutionnaires ont peu de prise sur lui. Une seule fois, le 9 septembre 1836, il prit l’initiative d’un véritable mouvement ; en toute autre occasion, son effervescence ne s’est guère élevée au-dessus des proportions d’une bernarda, espèce d’émeute dont nul ne veut accepter la solidarité. Or dans ces bernardas