Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/1010

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d’injustes dédains, ni étourdir par l’indiscret ramage des enthousiasmes immodérés, le succès a ses enseignemens : il fait qu’on se connaît, qu’on se critique, et nous donne, avec le sentiment de notre propre valeur, comme un surcroît d’admiration pour ces maîtres auxquels il faut d’autant plus revenir qu’on a désormais acquis le droit de parler au public. L’illustre chef de l’école française actuelle me disait un jour, comme je le complimentais à propos de la reprise de la Muette : « Pensez-vous donc vraiment que cela tienne encore? » Et il ajoutait avec cette fine pointe de scepticisme qui semble donner un agrément de plus à son esprit : « Quant à moi, j’en doute un peu. J’avais perdu de vue cette musique, que j’ai retrouvée aux répétitions, à près de quarante ans de distance; eh bien! vous me croirez si vous voulez,... ce n’est pas ça! » Lorsque l’ingénieux auteur de tant d’œuvres charmantes parle de la sorte, qui oserait se prévaloir définitivement du succès d’une soirée? M. Mermet vient de se faire connaître par un coup d’éclat, il s’agit maintenant pour lui de s’affirmer : au théâtre, pas plus qu’ailleurs, les bonnes intentions ne suffisent. C’est beaucoup de chanter, ce n’est point tout. L’idée mélodique, fût-elle toujours neuve et originale, ne saurait se passer des ressources d’un art qui la varie, la développe, la conduit avec amour et curiosité à travers mille transformations, et dans la chrysalide va chercher le papillon pour l’amener à la vie, à la lumière. Le bienheureux temps des sonnets sans défaut, qui valent seuls de longs poèmes, n’existe plus. Des sonnets! aujourd’hui tout le monde en sait faire, en poésie aussi bien qu’en musique, et s’il y avait à s’étonner, ce serait à propos d’un sonnet qui ne serait point sans défaut, tant cet art de la contexture a divulgué désormais ses moindres secrets! Je ne veux pas qu’une partition me livre dès l’abord tout ce qu’elle contient de beautés, de richesses. Il y a en poésie comme en musique des chefs-d’œuvre de clarté qui sont en même temps des merveilles de science : un sonnet de Pétrarque par exemple, un simple opéra-comique d’Auber! On saisit l’intention du maître, mais en s’y complaisant on y revient pour la mieux sentir, la mieux goûter, car cette clarté a des profondeurs où l’œil s’attarde, cette limpidité, comme le diamant, a ses facettes. Voilà ce qui, selon moi, manque à l’ouvrage de M. Mermet. Ce n’est certes point la partition du premier venu que ce Roland à Roncevaux; je dis plus, parmi les musiciens français qui écrivent aujourd’hui pour l’Opéra, je n’en connais point qui soit capable d’un pareil souffle. A ces rhythmes puissans qu’il sait trouver, à cette forte intelligence qu’il possède de la situation dramatique, il faut que M. Mermet s’efforce d’appliquer les ressources du style. Ne pas abuser incessamment de la pédale, chercher curieusement dans le grand ensemble instrumental des groupes sur lesquels se concentre l’intérêt, particulariser au lieu de toujours généraliser l’orchestre, art profond, souverain, qu’on doit acquérir à tout prix quand on l’ignore, car si l’inspiration fait le succès, c’est cet art seul qui fait les maîtres.


HENRI BLAZE DE BURY.