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laquelle celle-ci commençait à se dessiner : il n’est d’ailleurs ici question que des hauts rangs de cette société, de la partie noble, riche, élégante, dont le patriciat formait le couronnement. Celui qui veut l’étudier au IVe siècle doit tout d’abord abjurer ses souvenirs classiques de Rome républicaine, car c’étaient les plus vieilles familles qui présentaient le spectacle des plus grands changemens. Quant au peuple, il restait à peu près le même. Il continuait à passer ses journées aux courses de chevaux ou aux représentations des mimes, ses nuits sur les bancs des mêmes amphithéâtres ou sous les portiques dallés des grandes maisons. Il allait toujours tendre la main aux distributions publiques, mats le pain ne lui suffisait plus comme au temps de Juvénal ; il lui fallait en outre des rations de lard, de vin, d’huile, que les empereurs lui avaient concédées par crainte ou par flatterie. À la maigre sportule du patron il savait joindre un revenu plus productif, la rançon des comédiens et des cochers, qui ne se souciaient d’être ni assommés, ni sifflés. C’était toujours, en un mot, la plus basse des populaces, lâche, turbulente, paresseuse, avide, incapable d’exercer un métier honnête, et jouant aux dés le soir tout son gain de la journée. Cette plèbe avait même cessé de porter des noms latins ; elle ne distinguait plus ses membres que par des sobriquets empruntés à on ne sait quel argot presque inintelligible pour nous. Ainsi les étrangers venus à Rome entendaient avec surprise parler de Cimesseurs, de Semicupes, de Sérapins, de Cicimbriques, de Gluturins, sans compter les Trulla, les Pordaca, les Lucanicus, les Salsula[1]. Un autre étonnement pour eux était de voir dans la masse populaire le grand nombre de gens à face blême, ridée et imberbe, que les affranchissemens y versaient chaque année, et qui portaient sur leurs fronts le double stigmate de la servitude et de l’impuissance. Gracchus, interrompu par des murmures, criait un jour à la plèbe de son temps : « Silence aux bâtards de l’Italie ! » Au IVe siècle, il eût pu dire : « Silence à vous, Romains, qui n’êtes pas même des hommes ! »

Un sénateur, sous le règne de Constance, n’était point assurément un Cincinnatus ou un Caton ; ce n’était pas non plus un de ces énergiques scélérats qui, vers la fin de la république, précipitaient sa ruine pour l’opprimer ou la vendre, comme Catilina ou Clodius ; ce n’était pas davantage un de ces nobles dégradés qui descendaient dans l’arène, comme Gracchus le Gladiateur, pour goûter le plaisir

  1. La signification de plusieurs de ces noms fera deviner les autres. Cimessor veut dire mangeur de trognons de chou ; Trulla, cuiller à pot ; Gluturinus vient de gluto, glouton ; Lucanicus, mangeur de saucisson, à cause de la Lucanie, qui fournissait les meilleurs ; Salsula, mangeur de porc salé ; Semi-cupa, demi-broc ; Cicimbricus ou Cicumbricus, de cicuma, chouette.