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aristocratique de prostituer un grand nom : ce n’était rien de romain, ni en bon, ni en mauvais sens. Il fallait chercher son modèle dans les annales de la Babylonie et de la Perse. Une robe de soie flottante, car la toge du tissu le plus léger lui semblait bien trop lourde ; des voiles de lin transparens, des éventails de femme, des ombrelles, étaient son attirail de toilette ; une troupe d’eunuques son entourage. Quand il n’était pas au bain ou au cirque, à soutenir quelque cocher, à voir lancer quelques chevaux nouveaux, il restait assoupi sur un lit de repos, dans d’immenses salles aux pavés de marbre, aux parois ornées de mosaïque. Si quelque rayon de soleil, traversant les épaisses courtines, arrivait jusqu’à ses yeux, si une mouche se glissait sous son vêtement, on l’entendait pousser des cris plaintifs. « Suis-je donc né chez les Cimmériens, disait-il en gémissant, pour qu’on m’inflige de pareilles tortures ? » S’agissait-il d’assister à une chasse, que ses esclaves faisaient pour lui, ou de se transporter, pour quelque affaire indispensable, du lac Averne à Pouzzolès, ou à Gaëte, dans une gondole élégamment peinte, il se montrait tout étonné de lui-même, et ne tarissait pas dans le récit de ses fatigues : à l’entendre, il avait égalé les campagnes d’Alexandre et laissé loin derrière lui les expéditions de César. En revanche, il pouvait passer le jour et la nuit à jouer aux dés. Quant à l’étude, elle lui inspirait autant d’horreur que le poison, car, suivant le mot de l’historien à qui nous empruntons ces portraits contemporains, la bibliothèque d’un patricien était aussi hermétiquement fermée et aussi respectée qu’une tombe. Quelques tirades de Juvénal sur les mœurs, quelques anecdotes de Suétone ou de Marius Maximus sur la vie privée des empereurs composaient toute la littérature de ces anciens maîtres du monde, appelés encore à prononcer sur sa destinée.

Si le sénateur quitte son palais pour quelque visite d’apparat, pour se rendre à la curie, à l’amphithéâtre, aux boutiques du Forum, il faut que Rome en soit informée. On le hisse dans un char d’une hauteur démesurée, afin que tout le monde le contemple à loisir, et là, renversé en arrière, dans une attitude nonchalante, il agite de sa main gauche un pan de sa robe pour en faire remarquer la finesse et l’éclat. Les chevaux cependant frémissent sous des caparaçons d’or, les cochers sont armés de baguettes d’or en guise de fouet. La valetaille, accourue de tous côtés, est réunie au grand complet : esclaves, serviteurs libres, affranchis, aucun ne manque à l’appel, « pas même Sannio le bouffon, » comme disait la comédie romaine. Le majordome, une verge dorée en main, les compte, les ordonne, les aligne avec la dignité d’un centurion alignant ses manipules. En tête est la grosse infanterie, qui doit recevoir le choc