Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/13

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et le donner, puis l’infanterie légère, composée d’esclaves jeunes, élégans, richement habillés. Vient après le troupeau des eunuques aux faces blafardes : ils environnent le char, l’œil perpétuellement fixé sur le maître, dont ils épient le moindre mouvement. Les suppôts de la cuisine succèdent en bon ordre : cuisiniers, marmitons, rôtisseurs, etc., tous reconnaissables à leur teint enfumé ; enfin arrivent les porteurs d’eau, les balayeurs, toute la séquelle des gens gagés qui forment l’arrière-garde. On emprunterait au besoin les esclaves des maisons voisines, on enrégimenterait volontiers les passans pour grossir l’escorte, tant un patricien met d’orgueil à étaler autour de lui une nation de domestiques. Lorsque tout est prêt, la troupe s’ébranle : hommes et chevaux se précipitent de la même vitesse ; l’avant-garde repousse et bouscule les citadins qui ne se rangent pas à temps, et les dalles noires des rues résonnent au loin sous le sabot des chevaux. « On dirait une irruption de barbares dans une ville prise d’assaut, » ajoute le contemporain qui nous fournit ces détails, et n’est autre que l’historien Ammien Marcellin. Tout le monde regarde, s’inquiète, s’informe, et le riche sénateur se demande à lui-même s’il ne soutient pas bien le nom de ses ancêtres.

Avec le soir commencent d’interminables festins où siège un peuple de flatteurs et de parasites, et dont les mers, les fleuves, les montagnes du monde entier semblent avoir été les pourvoyeurs. À chaque monstre qui paraît sur la table, des cris de surprise se font entendre ; les convives s’exaltent, ils veulent savoir le nom, le poids, l’origine de chaque chose. Ce poisson vient-il du Pont-Euxin ou de l’extrême Océan ? Est-ce l’oasis d’Égypte ou la montagne du Phase qui nous envoie ces oiseaux ? Des serviteurs accourent avec des balances, on pèse les poissons, on pèse les oiseaux et les loirs ; trente notaires sont là, tablettes en main, pour en dresser l’inventaire : ce sont les archives de la maison. Cependant l’heure des divertissemens est venue ; des esclaves voiturent à travers la salle un orgue hydraulique aussi grand qu’une maison ; d’énormes lyres le flanquent avec des flûtes et d’autres instrumens variés, et la musique retentit, une redoutable musique, s’écrie Ammien Marcellin, habitué en Orient à de moins bruyantes symphonies. Suivent la danse et la pantomime, exécutées par des danseuses et des histrions en renom. Les pantomimes étaient toujours la fureur des patriciens de Rome ; aussi, « de quelque côté qu’on porte ses pas, nous dit le même témoin oculaire, on voit des femmes à longs cheveux bouclés, qui, en se mariant, auraient pu donner des sujets à l’état, danser sans fin et exécuter par leurs mouvemens des attitudes théâtrales. » Quelques années avant son voyage, une famine s’étant fait sentir dans la ville, les magistrats, pour diminuer la consommation, résolurent de renvoyer