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dériver et la présence d’esprit qu’exigent en pareil cas les différentes manœuvres proclament néanmoins assez haut le courage des hommes qui vivent toute l’année sous une pareille menace. Comme il faut d’ailleurs tout prévoir, un vaisseau de rechange, spare-vessel, se tient prêt dans les quartiers-généraux du district à n’importe quelle éventualité ; grâce aux télégraphes établis sur les côtes, la nouvelle est bientôt connue, et souvent, avant le coucher du soleil, le bâtiment de réserve, remorqué à toute vapeur, occupe déjà la place du navire forcé et arraché par la tourmente. Les light-vessels de Trinity House sont peints en rouge, ceux d’Irlande sont noirs. On a reconnu que le rouge et le noir étaient les deux couleurs qui contrastaient le mieux avec la nuance générale de la mer. Sur les flancs du vaisseau est écrit son nom en grosses lettres. Un drapeau portant une croix écartelée de quatre navires flotte contrarié et tordu par la brise : ce sont les armes de la maison de la Trinité.

Deux marins placés en vedette sur le pont reconnurent de loin l’arrivée de notre bateau et nous firent signe que nous serions les bienvenus à bord. L’équipage du light-vessel se compose d’un maître ou capitaine, master, d’un aide, mate, et de neuf hommes. Parmi ces neuf hommes, trois sont chargés du service des lampes, tandis que les six autres, parmi lesquels est un habile charpentier, entretiennent l’ordre et la propreté dans le vaisseau-fanal. Il ne faudrait d’ailleurs point s’attendre à trouver l’équipage au complet ; deux tiers seulement des marins sont à bord, tandis que leurs camarades vivent pour un temps sur le rivage. L’expérience a démontré que le séjour perpétuel sur un tel vaisseau était au-dessus des forces morales et physiques de la nature humaine. L’écrasante monotonie des mêmes scènes, la vue des mêmes eaux toutes blanches d’écume aussi loin que s’étend le regard, le bruit du sifflement éternel de la brise et le tonnerre des vagues, si retentissant que parfois les hommes ne s’entendent point parler entre eux, tout cela doit exercer sur l’esprit une influence sinistre. J’oubliais l’écueil des Seven-Stones, morne voisin toujours englouti, toujours menaçant, avec ses deux pointes de rochers qui se montrent comme deux dents par la marée basse. Si quelque chose étonne, c’est qu’il se rencontre des hommes pour braver une existence entourée de conditions si sévères ; les Anglais eux-mêmes ont rangé les équipages des light-vessels parmi « les curiosités de la civilisation ». Afin d’adoucir néanmoins les rigueurs d’une profession si étrange, on a décidé que les marins passeraient deux mois sur le vaisseau et un mois à terre. Le capitaine et l’aide alternent de mois en mois entre la mer et le rivage. Encore faut-il que l’Océan permette aux hommes de se relever ainsi à tour de rôle : tel n’est pas toujours