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artériel dans les jambes du train de derrière par la ligature des artères, en ayant grand soin de laisser intacts les nerfs qui font communiquer ces membres avec la moelle épinière. Après cette opération, la grenouille avait conservé toute son agilité, sautait et nageait comme à l’ordinaire. Alors je l’empoisonnai en lui insinuant un petit fragment de curare sous la peau du dos. Après cinq minutes, la grenouille s’affaissa, ses jambes de devant, ayant perdu leur ressort, s’écartèrent, et la mâchoire inférieure de l’animal reposait sur la table. Après sept ou huit minutes, la grenouille était morte et sans mouvement. Quand on pinçait la peau de la tête, du corps ou des pattes de devant, il n’y avait aucun mouvement ni aucune réaction vitale dans ces parties empoisonnées ; mais la grenouille agitait aussitôt avec violence ses deux pattes de derrière, qui avaient été préservées de l’empoisonnement par la ligature des artères. Ce résultat était constant même après les plus légères piqûres dans la partie du corps empoisonnée. Quand on mettait la grenouille dans l’eau et qu’on excitait une partie quelconque de son corps, elle nageait parfaitement avec ses deux jambes de derrière, qui poussaient devant elles le reste du corps complètement immobile, quoique sensible ; mais non-seulement notre grenouille avait conservé la sensibilité dans le train antérieur de son corps paralysé par le poison, elle y avait encore conservé ses sens et sa volonté. En effet, si l’on couvrait le vase où l’on avait introduit la grenouille de manière à la placer dans l’obscurité, et si ensuite on faisait subitement pénétrer un rayon de soleil en déplaçant le couvercle, on apercevait le tronçon de la grenouille flasque et incliné en bas s’avancer volontairement vers le soleil à l’aide des deux jambes de derrière. J’ai répété l’expérience très souvent ; elle a toujours réussi. Si, au lieu des deux jambes, on n’en préserve qu’une de l’empoisonnement, le résultat est le même ; seulement il n’y a qu’une jambe qui se meut quand on pince l’animal, et cette jambe pousse tout le reste du corps devant elle quand on place l’animal dans l’eau. Quand, au lieu d’une jambe, on ne préserve de l’empoisonnement qu’un seul doigt, ce doigt s’agite et exprime le sentiment de tout le corps réduit à l’état de cadavre. Le spectacle intéressant que je viens de tracer peut s’observer parfois pendant une heure ou deux dans les saisons favorables. Il ne cesse que lorsque l’asphyxie et la mort de l’organisme sont arrivées par suite de la suppression trop prolongée des mouvemens respiratoires. Chez les animaux à sang chaud, ces phénomènes se passent en un temps beaucoup plus court, mais ils n’en existent pas moins. Lorsqu’un mammifère ou un homme est empoisonné par le curare, l’intelligence, la sensibilité et la volonté ne sont point atteintes par le poison, mais elles perdent successivement les instrumens du mou-