Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/188

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vement, qui refusent de leur obéir. Les mouvemens les plus expressifs de nos facultés disparaissent les premiers, d’abord la voix et la parole, ensuite les mouvemens des membres, ceux de la face et du thorax, et enfin les mouvemens des yeux qui, comme chez les mourans, persistent les derniers. Peut-on concevoir une souffrance plus horrible que celle d’une intelligence assistant ainsi à la soustraction successive de tous les organes qui, suivant l’expression de M. de Bonald, sont destinés à la servir, et se trouvant en quelque sorte enfermée toute vive dans un cadavre ? Dans tous les temps, les fictions poétiques qui ont voulu émouvoir notre pitié nous ont représenté des êtres sensibles renfermés dans des corps immobiles. Notre imagination ne saurait rien concevoir de plus malheureux que des êtres pourvus de sensation, c’est-à-dire pouvant éprouver le plaisir et la peine, quand ils sont privés du pouvoir de fuir l’un et de tendre vers l’autre. Le supplice que l’imagination des poètes a inventé se trouve produit dans la nature par l’action du poison américain. Nous pouvons même ajouter que la fiction est restée ici au-dessous de la réalité. Quand le Tasse nous dépeint Clorinde incorporée vivante dans un majestueux cyprès, au moins lui a-t-il laissé des pleurs et des sanglots pour se plaindre et attendrir ceux qui la font souffrir en blessant sa sensible écorce.

Le poison est donc, ainsi que nous l’avons dit en commençant cette étude, un instrument qui nous a fait pénétrer dans les replis les plus cachés de notre organisation, et nous a permis d’en saisir les phénomènes les plus délicats. En parcourant les diverses phases de l’empoisonnement, nous avons vu que le curare détruit le mouvement en laissant persister la sensibilité. De plus, nous avons prouvé qu’il n’atteint qu’un des élémens efficaces du mouvement, le nerf moteur, car le cœur continue à battre, et les muscles ont conservé leur faculté contractile intacte. La conclusion physiologique qui ressort de ces expériences est très claire : l’élément nerveux sensitif, l’élément nerveux moteur et l’élément musculaire ont chacun leur autonomie, puisque le curare les sépare et n’est toxique que pour un seul d’entre eux. Rappelons-nous pourtant que, malgré leur indépendance, les élémens organiques n’ont d’effet physiologique que par l’ensemble de leurs rapports. La manifestation motrice chez l’homme ou chez un animal exige le concours de trois termes ou élémens anatomiques. L’élément nerveux, sensitif ou volontaire est le point de départ de la détermination motrice. Ensuite l’élément nerveux moteur transmet cette détermination au muscle qui l’exécute, ou autrement dit qui la manifeste. Si un seul des trois termes précédens vient à manquer, l’acte n’a plus lieu. Dans l’empoisonnement par le curare, la sensibilité ainsi que la volonté du mou-