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membre au-dessus de la plaie empoisonnée. Nous savons qu’en empêchant ainsi le curare d’arriver au cœur, on s’oppose à l’empoisonnement de l’organisme ; mais que faire ensuite ? Le poison est toujours là, et si l’on enlève le bandage, l’intoxication, que l’on a retardée ou suspendue, n’en arrivera pas moins. Il n’y aurait à prendre qu’un parti extrême, qui du reste a été conseillé : à l’aide d’un couteau, enlever toute la surface empoisonnée ou, pour plus de sûreté encore, retrancher le membre au-dessous de la ligature. Sans doute l’amputation serait préférable à une mort certaine ; mais on peut mieux faire, car si nous réfléchissons aux notions expérimentales que nous avons acquises, nous verrons que la physiologie nous fournit la possibilité d’éviter à la fois la mort et la perte du membre.

Rappelons-nous qu’un animal empoisonné par le curare n’est pas privé de tous ses mouvemens à la fois : on les voit s’éteindre successivement, en commençant par les mouvemens des extrémités et en finissant par les mouvemens respiratoires. Cet envahissement progressif de l’appareil locomoteur provient de l’action d’une dose graduellement croissante de poison introduite dans le sang par l’absorption, car lorsqu’on injecte d’un seul coup dans la circulation une forte proportion de curare, l’animal est comme foudroyé et meurt instantanément. Ceci nous prouve en outre qu’il y a des éléments nerveux moteurs qui sont plus accessibles à l’action du curare que d’autres. En effet, bien qu’il s’agisse d’élémens organiques de même nature, il y a entre eux une hiérarchie physiologique, de même qu’il y a une classification zoologique qui exprime la hiérarchie des organismes. La quantité de curare arrivée dans le sang et capable d’empoisonner les nerfs moteurs des membres ne suffit pas pour agir sur les nerfs moteurs de la tête : la quantité qui paralyse les nerfs moteurs de la tête n’atteint pas encore les nerfs respiratoires thoraciques et diaphragmatiques ; mais d’un autre côté cette différence dans la susceptibilité des élémens pour le poison, coïncide avec une vibration moins rapide de leur substance, de telle sorte que ceux qui sont les plus longs à s’empoisonner sont en même temps les plus tardifs à se débarrasser de la substance toxique. Les nerfs moteurs des membres et de la tête, qui sont empoisonnés avant les nerfs respiratoires, reprennent leurs fonctions avant ces derniers. C’est ce qui nous explique comment l’ânesse de Waterton, qui a pu relever la tête et regarder autour d’elle, est retombée morte quand on a arrêté le soufflet qui la faisait vivre en remplaçant ses nerfs respiratoires encore engourdis.

De cet ensemble d’observations il résulte que nous pouvons, en variant les doses du curare, passer en quelque sorte du poison au