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des animaux d’être empoisonnés en laissant la ligature appliquée pendant vingt-quatre ou quarante-huit heures. Après ce temps on peut délier le membre sans danger, parce que le poison et la mort ont pu s’enfuir d’une manière imperceptible.

Le poison américain dont nous venons d’esquisser l’histoire physiologique est destiné, comme tous les poisons violens, à entrer dans la classe des remèdes héroïques ; mais l’action thérapeutique des poisons, qui est encore aujourd’hui à peu près complètement dans les mains de l’empirisme, ne pourra en sortir et être comprise scientifiquement que par l’étude physiologique des empoisonnemens. L’action médicamenteuse n’est au fond qu’un empoisonnement incomplet. C’est aux élémens intimes de notre organisation qu’il faut remonter pour saisir le mécanisme de toutes ces actions. Ces recherches sont longues et entourées de difficultés innombrables ; mais les phénomènes de la vie ont leur déterminisme absolu, comme tous les phénomènes naturels. La science vitale existe, elle n’a d’entraves que dans sa complexité, et s’il arrive un jour, ce qui n’est pas douteux, qu’à force de travail et de patience la physiologie soit définitivement fondée comme science, alors nous pourrons, par des modifications du milieu sanguin, exercer notre empire sur tout ce monde d’organismes élémentaires qui constituent notre être ; en connaissant les lois qui régissent leurs rapports divers, nous pourrons régler et modifier à notre gré les manifestations vitales. Sans doute le principe des choses nous échappera toujours, et nous ne cherchons pas à connaître l’origine première de tous ces élémens organiques, pas plus que le physicien et le chimiste ne cherchent à trouver la cause créatrice de la matière minérale dont ils étudient les propriétés. Seulement nous connaîtrons la loi des phénomènes de la substance vivante et organisée, et en nous soumettant à ces lois nous pourrons faire varier les actions qui en dépendent. Les physiciens et les chimistes n’agissent pas autrement quand ils gouvernent les phénomènes des corps bruts. C’est par métaphore qu’ils se disent les maîtres de la nature, car ils savent parfaitement bien qu’ils ne font qu’obéir à ses lois.

Claude Bernard.