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le nom qui lui convient ? Comment expliquer le genre de plaisir que procure cette poésie et la nature des émotions qu’elle fait naître ? Une sorte d’agacement voluptueux s’empare de l’esprit du lecteur, qui se torture et se tourmente pour trouver le mot de cette déconcertante imagination, une inquiétude comparable à celle qu’éprouva M. Cherbuliez lorsqu’il chercha le secret de la malheureuse destinée du Tasse, car le talent du poète n’est pas une énigme moins curieuse que sa folie, et ces deux énigmes n’en font en réalité qu’une seule. Par momens, on se croit le jouet d’une illusion, et l’on s’adresse mille questions pour savoir si l’on doit douter ou non de son émotion et de son plaisir. Ai-je raison d’être ému ? Pourquoi ce sourire m’est-il échappé ? D’où vient que cette lecture a des séductions si profondes, et pourquoi cependant me lasse-t-elle si vite ? Y a-t-il quelque chose là, ou n’y a-t-il rien, et ne suis-je que la dupe de ma propre sensibilité ? Combien de fois, en proie à l’irritation sympathique qu’excitent les taquineries de ce talent mobile et fin, qui va et vient, passe et fuit, s’approche et s’éloigne, qui, pareil à une abeille bourdonnante ou à un papillon diapré dont le vol défie la rapidité de votre main, semble prendre un plaisir espiègle à vous exaspérer de sa musique ou de l’éclat de ses couleurs, je me suis répété ces vers charmans dans lesquels, au quinzième chant de la Gerusalemme, le grand poète a décrit la robe aux reflets changeans de la fatal donzella qui trace leur itinéraire aux deux chevaliers envoyés à la recherche de Renaud !

Cosi piuma talor, che di gentile
Amorosa colomba il collo cinge,
Mai non si scorge a se stessa simile,
Ma in diversi colori al sol si tinge :
Or d’accesi rubin sembra un monile ;
Or di verdi smeraldi il lume finge ;
Or insieme li mesce ; e varia, e vaga,
In cento modi i riguardanti appaga.

Oui, voilà bien ce génie décrit par lui-même, voilà bien la définition exacte de cette insaisissable originalité, qu’où ne peut nier et qui échappe, dont on sent la présence et qui ne se révèle que par les éclairs d’une lumière toujours changeante. Oui, c’est bien le collier toujours différent de lui-même qui entoure le cou de la tourterelle amoureuse, dont les pierreries sont tantôt des rubis enflammés, tantôt de vertes émeraudes, tantôt des pierres non encore nommées qui empruntent les deux couleurs.

Non moins insaissable que le génie du Tasse est le sentiment que nous éprouvons pour lui. C’est une sympathie étrange, aussi variable et mobile que ce génie même. On le prend, on le quitte, on le reprend, on le quitte encore ; il plaît, il lasse, il enchante, il fatigue.