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Il n’inspire pas ces profondes passions et ces enthousiasmes durables qu’inspirent d’autres grands poètes. Vous ouvrez Arioste ou Shakspeare à votre lever, et vous voilà pris pour la journée tout entière ; vous remettez vos affaires au lendemain, vous abrégez comme intempestives et importunes les visites qui viennent troubler votre retraite, vous précipitez vos repas pour retourner, en toute hâte à cette chère lecture interrompue. Le Tasse ne fait pas naître des passions aussi fougueuses, et pour ma part je déclare que je n’ai jamais pu supporter la lecture de ses œuvres pendant plus d’une demi-heure : une demi-heure, c’est-à-dire à peine le temps nécessaire pour accorder l’instrument de l’admiration, pour préparer l’imagination aux voluptés de la poésie, pour mettre en ordre et en train l’orchestre des facultés ! Mais une des particularités du Tasse, c’est qu’avec lui cette préparation, cette mise en train des facultés est inutile, et que sa poésie nous saisit dès les premiers vers. Aussi pendant cette demi-heure que d’ivresse ! Cette lecture est un charme continuel. Si elle nous a vite lassés, au moins ne nous a-t-elle pas fait attendre ses plaisirs. Et cette prompte lassitude n’engendre pas la froideur pour le poète et ne déracine pas la sympathie que nous avons pour lui ; nous le reprenons à une autre heure, et de nouveau l’enchantement opère, et nous voilà, pour un moment encore l’esclave ému de cette muse aussi finement irrésistible que rapidement énervante.

N’avez-vous pas bien souvent rencontré quelqu’une de ces personnes séduisantes qui attirent les cœurs sans les enchaîner et gagnent les affections sans les retenir ? Quelquefois leur beauté très réelle échappe à toute définition, et l’on se tire d’embarras en disant qu’elles ont ce fameux je ne sais quoi sur lequel un grand penseur a écrit une page spirituelle. Ce je ne sais quoi, c’est tout simplement le charme qui s’élève jusqu’à la beauté. Le Tasse est semblable à quelqu’une de ces personnes : il représente en littérature le triomphe du je ne sais quoi, c’est-à-dire le charme élevé jusqu’au génie.

On a fait bien des conjectures ingénieuses pour expliquer les malheurs du Tasse, on a échafaudé bien des systèmes sans aboutir à un résultat satisfaisant. Peut-être va-t-on chercher trop loin la clé de ce mystère, et la trouverait-on dans les œuvres mêmes du poète. Ni M. Cherbuliez, qui repousse le système des amours, ni M. de Lamartine, qui l’adopte[1], ne m’expliquent aussi clairement les malheurs du Tasse que la lecture répétée de la Gerusalemme et de l’Aminta. Est-ce que vous n’apercevez pas clairement dans la nature

  1. Les derniers numéros du Cours de Littérature familière contiennent une biographie du Tasse, une des meilleures et des plus éloquentes que M. de Lamartine ait écrites.