Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/225

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de ce grand talent et dans celle de l’intérêt vif et mobile qu’il excite en vous le germe de toutes ses infortunes ? Cette intelligence qui déconcerte et déroute, cette originalité changeante qu’on ne sait où saisir, qui, à la distance de trois siècles, nous fait encore éprouver l’agacement voluptueux que nous avons essayé de décrire, cette sympathie qui s’éprend si aisément et se lasse si vite, qui est un danger et n’est pas une défense, expliquent, mieux encore qu’un amour contrarié, que des intrigues de courtisans, que la dureté d’un protecteur ou la tyrannie d’une inquisition inintelligente, cette vie fertile en catastrophes. Oui, cela est certain, les d’Este furent toujours les plus mauvais protecteurs parmi les princes italiens, et l’Arioste, qui était un homme autrement trempé que le Tasse, eut souvent à s’en plaindre. Oui, il est certain encore que le Tasse, comme plus tard Galilée, eut le tort de se tromper d’époque et devenir au monde cinquante ans trop tard ; parmi les causes tout à fait saisissables des infortunes du Tasse, il n’en est pas de plus vraie que celle-là, et ce sera l’honneur de M. Cherbuliez de l’avoir le premier mise en pleine lumière. Oui enfin, le Tasse fut entouré d’envieux et d’espions, en butte aux sourdes persécutions d’ennemis nombreux et cachés, et ceux qui nient cette cause de ses malheurs oublient trop que la même histoire s’est répétée toutes les fois que l’homme de génie avait pour première faculté une sensibilité vive, témoin Racine et Jean-Jacques Rousseau, comme ceux qui nient l’influence de l’époque oublient les aventures de Giordano Bruno et de Galilée. Ces diverses causes ont agi à la fois, je l’accorde, et cependant il en est une plus puissante que toutes celles-là : c’est la personne du Tasse elle-même.

À Dieu ne plaise que nous répétions l’accusation qui a été si souvent formulée et que le grand Goethe a rendue immortelle ! Quand nous disons que le Tasse est l’auteur principal de ses malheurs, nous ne songeons pas à accuser son caractère et son humeur ; nous allons plus loin que l’homme social, nous mettons en cause son intelligence et son âme. Nous écartons toute biographie, nous effaçons de notre mémoire tout souvenir historique, et pour avoir le secret de sa destinée nous ne nous adressons qu’à ses œuvres. Nous voulons montrer par une analyse rapide des qualités qui brillent dans sa poésie qu’il était fatalement voué au malheur par la nature même et la forme de son imagination. Je suppose un lecteur ne sachant rien des aventures du Tasse ; si ce lecteur est pénétrant, la Gerusalemme à la main, il s’écriera : Voilà un instrument merveilleusement organisé pour la souffrance, car voilà un homme qui est né pour le bonheur, et rien que pour le bonheur !

C’était un être né pour le bonheur, et il n’a connu que l’infortune. De là l’intérêt qui s’attache à sa légende et la sympathie romanesque