qui entoure sa mémoire. D’autres grands poètes ont éprouvé autant que lui toutes les duretés et toutes les amertumes du sort, et cependant c’est à peine si nous songeons à les plaindre. Dante a éprouvé combien était amer le pain de l’étranger et combien rude à monter l’escalier d’autrui ; mais le malheur ne dépare pas cette âme orgueilleuse et haute, même nous trouvons qu’il lui est une parure et que la couronne de cyprès va bien à ce sombre front. Les ennemis de Dante ne nous scandalisent pas, parce que nous sentons que leurs attaques ne resteront pas sans vengeance et que le poète a, Dieu merci, bec et ongles pour se défendre. Cervantes a supporté les longues captivités, la prison, l’indigence et la calomnie, et on peut dire que toute sa vie il a vécu côte à côte avec la mort ; mais la nature l’avait armé de constance, de magnanimité et d’héroïsme, en sorte que nous ne trouvons pas que le fardeau qu’il eut à porter fût supérieur à ses forces. Milton a connu la cécité, l’isolement et l’oubli, mais il avait pour se défendre sa grande confiance en Dieu et la fermeté de ses convictions républicaines. Pourquoi plaindrions-nous de tels hommes ? Ce n’est pas notre compassion qu’ils réclament, mais notre estime et notre respect. Au contraire les malheurs du Tasse réclament et enlèvent notre sympathie et notre pitié. Eh quoi ! le Tasse, cet être de luxe et de plaisir, cette gaie lumière errante, ce sylphe en qui se croisent le sang capricieux des fées napolitaines et le sang des vifs arlequins de Bergame, cette imagination légère qui se nourrissait de la vue des pierres précieuses et qui sut mieux qu’aucune autre exprimer la grâce des sourires, la tendresse des regards et toutes les féeries divines du visage humain, — calomnié, persécuté, trahi, enfermé sept années à l’hôpital Sainte-Anne ! Vraiment le fardeau était supérieur à ses forces, et son malheur nous frappe non-seulement comme une injustice, mais comme une méprise du sort. D’ordinaire, lorsque les dieux viennent parmi les hommes, ils ne sont pas reconnus, et le moindre mal qui puisse leur advenir, c’est de garder les troupeaux d’un Admète ; mais le Tasse, malgré tout son génie, n’appartenait pas à la race des dieux : il n’était que le plus brillant, le plus séduisant et le plus noble des esprits élémentaires, et il fut traité comme s’il était un dieu. Là est le point vraiment tragique de cette mélancolique histoire, et la vraie cause de la sympathie instinctive qui s’est attachée au Tasse. La postérité a senti qu’on lui avait fait une infortune plus grande que sa nature. Voyez-vous d’ici cette meute de chasseurs féodaux, habitués à poursuivre la grosse bête, qui pourchassent et traquent, avec l’ardeur qu’ils mettraient à forcer un sanglier ou un loup, ce mélodieux rossignol du Parnasse, si inoffensif qu’en toute sa vie il ne sut pas aiguiser une épigramme ! Il y a dans ce spectacle quelque chose d’odieusement grotesque et
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