Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/227

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de lâchement comique que les explications les plus ingénieuses ne parviennent pas à justifier, et que la postérité n’a jamais entièrement pardonné.

M. Cherbuliez a écrit une page fort éloquente sur le masque de cire conservé à Saint-Onuphre. Je n’ai pas vu le masque de cire, mais cette page traduit exactement l’impression que je ressentis un soir en contemplant une belle copie du portrait du Tasse qui se trouve dans le salon d’un des plus illustres frères en Apollon que le poète ait eus dans notre siècle. Un sentiment de tristesse et presque d’angoisse s’empare du cœur en contemplant ce visage gentiment funèbre, sépulcre de quelque chose qui fut ravissant ; mais les lecteurs seuls de la Gerusalemme et de l’Aminta peuvent connaître ce sentiment dans toute son intensité, car il est éveillé en eux par le douloureux contraste qu’ils établissent instinctivement entre le visage du poète et le caractère de ses œuvres. Quelle poignante antithèse ! Sur ce visage, tout parle de douleur, de maladie et de désespoir, et cependant tout dans ces œuvres est bonheur, lumière, allégresse, élégance, ivresse et beauté. Nulle part les sentimens sombres n’y apparaissent, et les sentimens graves s’y enveloppent de sourires, comme pour ne pas troubler par une note de malencontreuse austérité la vive et molle harmonie des concerts du poète.

Si vous voulez savoir combien le Tasse était peu fait, je ne dirai pas pour le malheur, mais seulement pour les pensers moroses, lisez la plus sérieuse de ses œuvres, la Gerusalemme liberata. La Gerusalemme est le miroir où se réfléchit le mieux la physionomie de cette âme brillante et fragile. Que l’Aminta soit un vrai sourire de bonheur, il n’y a rien là qui doive étonner, étant données la nature du sujet et les passions que le poète avait à peindre. Que les rime amorose soient pleines d’images gracieuses, de coquettes allégories et d’espiègles lascivetés, nous le comprenons : ces choses légères sont bien les broderies naturelles de la mince étoffe dont sont faits des sonnets galans et des chansons voluptueuses ; mais la matière de la Gerusalemme appelait naturellement les pensées graves et les sentimens sévères, puisqu’il s’agit dans ce poème de célébrer une entreprise où l’héroïsme se mêle à la sainteté. À la résonnance qu’elle va rendre pour célébrer ces fiançailles uniques de la religion et de la chevalerie qui se sont appelées les croisades, nous allons reconnaître de quel métal est faite l’âme du poète, et si cette âme est l’émule de celle de Dante et de Milton. Si ce génie a quelque chose d’austère, s’il est fait pour s’élever jusqu’à ces réalités éternelles où sont oubliées, comme de vains songes, les périssables réalités du monde, s’il est seulement capable de dépasser ces régions brillantes, mais terrestres, où les désirs du bonheur forment comme l’atmosphère naturelle, l’air respirable nécessaire de l’âme, et de