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gagner ces cimes sereines d’où l’on voit gronder à ses pieds les orages des passions humaines, nul sujet n’est mieux choisi que la Gerusalemme pour le forcer à déployer ses ailes et à se dévoiler par ses côtés les plus profonds et les plus sérieux.

Hélas ! le poème tout entier révèle que le bonheur était l’élément nécessaire de celui qui l’écrivit. Jamais monument plus profane ne fut élevé à la louange de la religion et de l’héroïsme. Certes le Tasse sait peindre l’héroïsme, mais il manque à cet héroïsme je ne sais quoi de mâle, et c’est plutôt avec le son de voix de Clorinde qu’il raconte les exploits des croisés qu’avec le son de voix de Tancrède ou de Godefroi. Il est religieux aussi, et il exprime des sentimens d’une piété vraie autant que charmante ; mais ces sentimens, tout sincères qu’ils sont, ne pénètrent pas profondément, ils passent à la surface de l’âme comme un frisson délicieux, frère du frisson de la volupté, si bien que lorsqu’ils vous effleurent dans leur rapide passage, pareils à un vol d’esprits invisibles, on ne saurait dire si ce sont des lèvres d’anges qui vous ont touché ou des lèvres de génies antiques, compagnons du premier époux de cette Psyché convertie que chacun de nous porte en lui. Vous rappelez-vous l’épisode d’Olindo et de Sophronia au début du poème, et les émotions adorables qu’il vous a fait éprouver ? Sans doute il vous serait difficile de dire ce qui vous a le plus touché, de là constance des amans à leur religion ou de leur constance à leur amour, tant ces deux formes de la fidélité sont unies chez eux en un même sentiment d’exaltation voluptueuse. Cet épisode est l’image de la religion du Tasse, mélange unique où se fondent en un attendrissement suave la douceur de l’amour et la douceur de la piété. Comme ces chevaliers et ces héros nous paraissent heureux d’écouter les leçons de la sagesse au milieu des merveilleux décors qui les entourent ! C’est comme entendre un concert dans un magnifique palais ; les beaux spectacles qui entrent par les yeux préparent l’âme à goûter, les voluptés des sons. Qui ne voudrait écouter les promesses de l’éternelle vérité dans cette chambre souterraine, tapissée d’émeraudes et éclairée de diamans, où le vieil ermite trace leur itinéraire aux deux chevaliers qui partent pour reconquérir Renaud au devoir et à l’honneur ? Le plaisir le plus exquis est à peine comparable à la pénitence de Renaud, et les splendeurs des jardins d’Armide sont effacées par les enchantemens qui se déploient sous les yeux du héros lorsqu’il gravit la montagne des Oliviers à cette heure d’une si aimable indécision où les splendeurs de la nuit qui s’enfuit se mêlent aux splendeurs du jour qui s’avance. Est-il un voluptueux, l’âme encore attendrie de ses erreurs récentes, qui ne trouvât douces à verser les larmes d’un tel repentir ? Quelle allégresse de sentir les esprits de l’heure paisible rafraîchir sa poitrine