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et les rougeurs de l’aurore se poser sur son front, et qu’il doit peu coûter de tourner ses regards vers le ciel lorsqu’on est sûr d’y rencontrer des beautés pareilles à celles qu’il découvre aux yeux du héros ! On peut douter que ce baptême de la rosée matinale que Renaud reçoit sur la tête et les épaules ait le pouvoir de laver toutes les fautes ; mais ce qui est certain, c’est qu’un tel lever de soleil vaut les splendeurs de la plus habile magie, et que les pensées religieuses qu’il inspire valent pour la douceur pénétrante les plus suaves mélodies de cet oiseau érotique qui chante dans les jardins d’Armide la fuite rapide du plaisir. Renaud n’a fait que passer d’un enchantement à un autre, et les caresses de la religion ont succédé pour lui aux caresses de l’amour.

Il y a au quinzième chant de la Gerusalemme un ravissant épisode. Lorsque les chevaliers envoyés à la recherche de Renaud approchent du palais d’Armide, ils rencontrent un spectacle qui un instant fait trembler leur cœur et leurs sens, deux jeunes nymphes espiègles et rieuses qui se baignent dans un neuve. Elles nagent, et, croyant n’être point vues, découvrent jusqu’à mi-corps les trésors de leur beauté. Tout à coup l’une d’elles aperçoit les deux chevaliers qui la regardent ; alors, d’un geste rapide, elle se fait un manteau de sa chevelure, et, ainsi vêtue en quelque sorte d’elle-même, elle tourne vers les indiscrets un regard à la fois riant de malice et rougissant de pudeur. Cette nymphe, vêtue de sa chevelure, est vraiment le gracieux emblème du génie du Tasse aux prises avec le sujet austère de la Gerusalemme, et on peut dire que son fantôme parcourt tout le poème. Comme elle, ce génie brillant s’abandonne à tous les entraînemens de sa facile nature. De même qu’elle fait jaillir autour d’elle l’eau en perles lumineuses, il répand à profusion les fleurs et les rayons ; de même qu’elle remplit l’air de rires sonores, il s’enivre de mélodies ; puis tout à coup, pendant qu’il se livre à ses caprices, il aperçoit le visage sévère de la religion qui le regarde fixement. Confus alors, il s’arrête, s’enveloppe de gravité et prononce quelques nobles paroles qui sont comme ses excuses et l’expression de son repentir.

Non, il n’y a pas de ballet d’opéra qui vaille pour l’amusement de l’esprit la lecture de la Gerusalemme. Ah ! le joli spectacle fait à souhait pour affoler l’âme et la remplir d’un trouble délicieux I Le penchant du pauvre Torquato au « plaisir et à l’éclat est tellement irrésistible que les pensées défendues l’envahissent malgré lui et font subir à son génie une sorte de tentation de saint Antoine qui compose la plus brillante féerie qu’il y ait en littérature. De tous les coins du poème où elles se tiennent comme embusquées surgissent les images séduisantes. Les démons les plus espiègles n’ont pas plus de