Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/230

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subtilité que les lutins voluptueux de l’imagination du Tasse ; ils se nichent et se blottissent partout, dans les mélodies du rhythme, dans la beauté des mots et des épithètes finement choisis, dans la cadence des phrases. Si nombreuse est leur troupe et si bruyante leur turbulence que la religion et l’héroïsme ont grand’peine à les contenir. On les entend bourdonner comme un essaim d’abeilles, gazouiller comme un chœur d’oiseaux, folâtrer comme une bande d’amours en liberté. Il y en a de timides qui se montrent à peine et se cachent dès qu’ils sont aperçus ; il y en a d’effrontés qui apparaissent subitement et vous rient audacieusement au visage. La compagnie des idées les plus austères et des sentimens les plus graves ne les effraie point ; au bout d’une octave où l’on vient de s’entretenir avec des pensées de piété, on aperçoit quelque fantôme tentateur qui vous fait signe du doigt. Ils ne redoutent ni l’horreur des champs de bataille, ni les solitudes du désert, ni l’air embrasé des étés sans pluie ; la mort même n’est pas un spectacle qui les mette en fuite. Parcourez tous les tableaux du Tasse, et partout vous rencontrerez ces gais enfans de son caprice. Ils jouent avec les chapelets des ermites et les armes des guerriers comme avec les chevelures des nymphes et les parures des magiciennes. Ils voltigent au milieu des mêlées sanglantes, s’abattent comme des lumières agiles sur l’acier des armures et les fers de lance qu’ils font étinceler, se suspendent en aigrettes brillantes au cimier des casques. D’abord on les trouve indiscrets, puis on s’habitue à leur présence, et on découvre qu’ils apportent avec eux non le désordre, mais une certaine harmonie. Ils semblent avoir pour mission de bannir du poème tout ce que les grandes réalités de la vie ont de trop sérieux et de trop triste. Point de sujet si lugubre dont ils n’embellissent la tristesse, point de spectacle si affreux dont ils ne dissipent l’horreur. Avez-vous vu comme ils s’empressent autour des chevaliers blessés pour leur éviter les grimaces de l’agonie et les postures convulsives du trépas, comme ils les aident à prendre pour bien mourir l’attitude la plus gracieuse ? Ils soulèvent doucement la tête de Clorinde pendant que Tancrède dénoue son casque, et grâce à leur secours Dudon peut se redresser sur son bras et expirer dans l’attitude d’un guerrier qui prend son repos. Que la mêlée s’engage furieuse, et soudain quelque mignonne apparition va surgir qui attirera le regard et distraira l’imagination des laideurs de la guerre ; telle est par exemple dans le fameux combat de nuit la gentille figure du petit page du Soudan, dont la jeunesse triomphe des fatigues de la lutte et des misères physiques de notre nature ; les gouttes de sueur sur ses joues paraissent des perles, et la poudre du champ de bataille va bien à sa chevelure en désordre. Oh ! non, il n’était pas armé pour supporter les cruelles épreuves, celui qui