Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/231

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

écrivit ce délicieux poème, et cependant la nature le livrait inévitablement au malheur, car elle lui avait donné une âme qui n’était que douceur et délicatesse, une âme toute de miel, qui semble l’ouvrage de toutes les abeilles poétiques de la Grèce et de l’Italie, faite par conséquent pour attirer les frelons, les mouches et les ours, également friands de cette substance qu’ils ne savent produire.

Certes on peut se guérir de la chimère du bonheur, même lorsqu’elle constitue, comme chez Torquato, le plus invincible et le plus cher penchant de notre nature, mais à une condition, c’est qu’il y ait en nous d’autres penchans qui, d’abord étouffés par celui-là, prennent sa place et se donnent à leur tour libre carrière ; c’est que l’âme, en vieillissant, soit capable d’oublier les âges qu’elle a traversés et qu’elle soit capable de vivre dans chaque nouvelle saison de l’existence, comme si elle n’en avait jamais connu d’autre. Malheureusement cette faculté avait été tout à fait refusée au pauvre Torquato. M. Victor Cherbuliez, parmi les éloges qu’il donne au Tasse, le loue à plusieurs reprises de l’expérience de la vie que révèlent ses œuvres ; c’est le seul de ses éloges auquel je ne puisse vraiment souscrire. Ce qui me frappe au contraire dans le Tasse, c’est une âme arrêtée à une certaine saison de la vie, une âme adolescente, et qui, quoi qu’elle devienne, restera toujours adolescente, dont la croissance a été-comme empêchée par le nœud des faveurs bleues et roses du premier âge. Tous ses dons, quelque grands qu’ils soient, sont des dons d’adolescent ; le charme qui émane de ses œuvres est exactement le charme qui émane de l’adolescence, et c’est même là ce qui le rend si irrésistible. C’est quelque chose à la fois d’espiègle et d’ingénu, de pudique et de lascif, de languissant et de mobile, qui est vraiment incomparable. Lisez les aventures de la Gerusalemme, et puis en regard placez les aventures de l’Orlando, vous serez encore moins frappé de la différence des génies des deux poètes que de la différence de leur expérience. Voilà un homme qui possède la science de la vie, cet Arioste ! Mais peut-être cette comparaison vous paraît trop écrasante pour le Tasse ; faites-en une seconde, et lisez le Pastor fido après l’Aminta. Certes, quel que soit le mérite de Guarini, et il est réel, le Tasse l’emporte de beaucoup sur lui comme poète. Pour produire un chef-d’œuvre, il n’a pas eu besoin de la complication romanesque d’événemens sur laquelle est échafaudée la pastorale du Guarini ; mais l’avantage de l’expérience reste à ce dernier. Est-ce un tableau de la vie que l’Aminta ? Non, c’est un long dialogue entre jeunes gens sur le sentiment qui leur est cher entre tous, celui de la volupté. Caractères, langage, passion, comme tout cela porte le cachet de la jeunesse ! D’un bout à l’autre de l’Aminta règnent cette candeur sans innocence, cette licencieuse ignorance, cette naïveté malicieuse, marques distinctives