Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/238

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quelque sorte microscopique que présente la Gerusalemme. Le Tasse peint tous les objets en diminutif ; on dirait qu’il voit le monde par le petit bout de la lorgnette. Les objets et les hommes perdent leur stature naturelle et se rapetissent de façon à présenter d’eux-mêmes une réduction toute mignonne et toute coquette ; mais dans ce rapetissement les lois des proportions sont admirablement gardées. Si les objets perdent en dimension, ils ne perdent rien en précision et en netteté ; ils se détachent avec un relief et une couleur extraordinaires, et se meuvent dans un lointain lumineux qui ne permet à l’œil de l’imagination de commettre aucune erreur ; aucune brume ne les décolore, aucune ombre ne les fait trembler : ce sont de petits arbres, de petits chevaux, de petits hommes que l’on aperçoit, mais ce sont bien de vrais arbres, de vrais chevaux, de vrais hommes. Les personnages surtout ont une réalité singulière. Le lecteur ne perd pas un seul des mouvemens de leur vive mimique ; il distingue le moindre jeu des muscles sur leur visage microscopique, le moindre clignement de leurs petits yeux. Il faut voir comme ces personnages se dépitent gentiment en jolis nains qu’ils sont, boudent et se désolent comme des enfans fâchés, et frappent colériquement la terre de leur petit pied. Ce n’est jamais un spectacle terrible, c’est quelquefois un spectacle presque risible, c’est toujours un spectacle charmant. Ce rapetissement s’étend à tous les êtres et à tous les objets, quelque immenses qu’ils soient. Dans les profondeurs de l’infini apparaît un tout petit Dieu au milieu de tout petits anges, et dans les profondeurs de l’abîme s’ouvre un enfer qu’on pourrait mesurer en étendant les bras, et où siègent des diables en miniature. C’est, dis-je, le monde vu par le petit bout de la lorgnette ; c’est ce même recul des objets qui ne leur fait rien perdre en netteté, cette même diminution d’eux-mêmes qui ne leur fait rien perdre en précision.

Rassemblez tous les traits que nous venons de détailler, et vous obtiendrez la nature d’un enfant sensible et sensuel. Certes c’est là se présenter au combat de la vie avec de mauvaises armes ; mais il y a encore dans le Tasse un des penchans les plus funestes qui se puissent concevoir, c’est-à-dire l’exaltation facile, l’admiration à l’état de démangeaison incessante, l’enthousiasme à l’état de prurit. En vérité, on pourrait appeler assez justement le Tasse le don Quichotte de la poésie, moins à cause de la ressemblance de leur mauvaise fortune que pour une certaine ressemblance de nature et de génie. Ce qui fait le Tasse poète est exactement la même faculté ou la même maladie, comme il vous plaira de l’appeler, qui fait don Quichotte chevalier errant. Ils tirent leur malheur et leur grandeur d’un sentiment très noble, mais très dangereux, s’il passe à l’état chronique et s’il arrive à faire partie de notre nature habituelle,