Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/239

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

car ce sentiment ne s’obtient que par une surexcitation de l’âme, et pour nous élever au-dessus de nous-mêmes il doit commencer par nous anéantir : j’ai nommé l’admiration.

Que le Tasse soit un homme d’imagination, cela n’a pas besoin d’être prouvé ; mais quelle est la forme de son imagination, et à quelle nature morale correspond-elle ? A coup sûr il n’a pas l’imagination créatrice et dramatique ; l’invention des caractères, des événemens, lui fait absolument défaut. La fable de l’Aminta est d’une simplicité voisine de la pauvreté ; celle de la Gemsalemme liberata est tellement aride qu’on peut attribuer au peu d’intérêt qu’elle inspire une partie de la fatigue que cause au lecteur moderne ce beau poème. La trame générale du poème n’est rien ; les épisodes sont tout. Il n’est certes personne qui, ayant lu une fois la Gerusalemme, éprouve le désir de la relire dans son ensemble. Ce que nous y cherchons après une première lecture, c’est tel ou tel de ses épisodes délicieux, Olindo et Sophronia, Herminie chez les bergers, le combat de Clorinde et de Tancrède, les jardins d’Armide, la forêt enchantée ; moins que cela, nous rouvrons le poème pour revoir les deux ou trois octaves où le poète a décrit si merveilleusement les désirs se glissant dans les cœurs des croisés à la vue d’Armide, celles où Renaud, après sa confession, va au lever de l’aurore visiter le mont des Oliviers, ou même, plus simplement encore, pour relire quelque octave isolée où se trouve tel effet de lumière qui nous est resté dans le souvenir. Ces épisodes eux-mêmes ne nous frappent pas par l’originalité de l’invention et la nouveauté ; nous les connaissons pour les avoir déjà vus, sous des formes différentes, chez Virgile, chez Lucain, chez Dante, chez Arioste, voire chez Pulci et Boïardo. La forêt enchantée est reprise de Lucain et de Dante ; les jardins d’Armide sont une imitation évidente des jardins d’Alcine ; ses belles guerrières, Clorinde, Gildippe, sont des imitations de ces héroïnes mises à la mode par les romans chevaleresques, et spécialement de Bradamante et de Marphise ; l’arrivée d’Armide au camp des croisés rappelle d’une manière frappante l’entrée d’Angélique à la cour de Charlemagne dans l’Orlando innamorato de Boïardo et de Berni. Cette imitation ne s’arrête pas seulement aux conceptions principales, elle se retrouve jusque dans les plus petits détails. À chaque instant, la mémoire distingue dans cette ingénieuse mosaïque quelque pièce rapportée, habilement enchâssée, qui appartient à la littérature ancienne ou à la littérature italienne antérieure. Ainsi, pour citer au hasard, le purgatoire des amantes cruelles, dont la bergère Daphné menace la froide Silvie, est évidemment emprunté à la vision d’Anastasio degli Honesti dans le Décaméron de Boccace. Il y a tel incident légèrement exagéré de ses combats, par exemple ce chevalier musulman coupé en deux,