Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/241

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même à ressentir toutes les délices, son inspiration dure juste le temps que durent les caresses dont les choses l’effleurent, et se renouvelle tout aussi souvent que ces caresses se renouvellent ; c’est dire qu’elle expire sans cesse pour recommencer aussitôt.

Voilà le genre d’imagination du Tasse. Si l’on me demandait de le définir en deux mots, je l’appellerais le poète des beaux frémissemens. Il n’y a guère en effet dans ses œuvres et surtout dans son grand poème que des frémissemens, mais ils sont incessans et de toute sorte : frémissemens de religion, frémissemens d’héroïsme, frémissemens d’amour. Les mouvantes ombres lumineuses qui passent sur un mur blanchi donnent seules l’idée de ces rapides mouvemens d’enthousiasme qui se succèdent pour toute chose indifféremment, pourvu qu’elle soit douée de beauté, et. qui expirent aussi vite qu’ils sont nés. S’étonnera-t-on maintenant que ces octaves de la Gerusalemme, au lieu d’avoir la gravité qui convient à la narration épique, soient tantôt des sonnets amoureusement élaborés, tantôt des commencemens de canzoni, qu’ils participent tantôt du mouvement de l’ode, tantôt de la lenteur pensive de l’élégie ? Que voulez-vous ? le poète n’est pas son maître, et toutes les choses qu’il devrait se contenter de nommer imposent immédiatement à son imagination leur genre de beauté. Il a eu besoin de dire qu’une de ses héroïnes avait souri, et immédiatement il a vu passer sous ses yeux un tel sourire qu’il a oublié, pour en décrire la lumière, sa narration commencée. Un soupir de tendresse s’échappe-t-il du cœur d’un de ses héros, aussitôt son propre cœur tressaille et fait entendre un commencement de concert d’amour. C’est, dis-je, exactement le genre d’imagination de don Quichotte. Il est halluciné, ensorcelé de beauté, comme don Quichotte est ensorcelé de chevalerie. Les beautés visibles du monde agissent sur lui comme la lecture des romans chevaleresques sur don Quichotte, c’est-à-dire d’une manière passive et involontaire. Il est incessamment transporté dans le royaume de l’idéal sans y prendre jamais pied, car ses visions passagères et changeantes l’abandonnent à chaque instant pour le reprendre aussitôt comme les chimères de don Quichotte. Il touche terre, rebondit, tombe de nouveau et se relève encore. La vie de son imagination se compose ainsi d’une succession de tableaux sans continuité ; errante et vagabonde au gré des choses qui la mènent, elle est à la disposition de tout objet qui peut lui arracher une admiration d’une minute.

La valeur du Tasse comme artiste et poète est incontestable ; en a-t-il une autre ? Ses poèmes sont-ils autre chose que de belles œuvres d’art ? En d’autres termes, le Tasse a-t-il une importance historique, est-il un de ces hommes qui ont eu le privilège de marquer une époque, d’exprimer soit une des facultés du génie de leur