Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/242

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nation, soit une de ses révolutions ou de ses crises, et dont l’existence individuelle compose ainsi une des phases de l’existence de ce génie ? Il est impossible de concevoir la littérature italienne sans un Dante ou un Arioste, car ils expriment à eux deux toute l’âme de l’Italie : le premier exprime sa véhémence tragique et sa capacité de souffrance, le second sa grâce souriante et son aptitude au bonheur. Supposez qu’ils n’aient existé ni l’un ni l’autre, et l’âme italienne n’aura jamais été révélée au monde. Nous pouvons donc considérer ces deux hommes comme nécessaires, indispensables ; ils ne sont pas des apparitions qui pouvaient être ou ne pas être au gré de la générosité ou de l’avarice de la nature, car ils sont pour nous la manifestation extérieure et visible d’une réalité invisible. Mais le Tasse ! Il semble au premier abord qu’il ne soit qu’un accident heureux, un don capricieux de la nature. On se dit que, s’il n’avait pas existé, le monde n’aurait pas perdu autre chose que deux beaux poèmes faits pour l’amusement plutôt que pour l’instruction de l’esprit, quelques jolies chansons et quelques madrigaux bien tournés, plus une légende romanesque douloureuse. À la vérité, on s’accorde bien généralement à lui attribuer une sorte de signification historique, celle de fermer l’ère de la grande poésie et d’annoncer irrémédiablement la décadence ; mais cette signification est bien misérable et bien triste. En a-t-il une autre que celle-là ?

Eh bien ! oui, le Tasse a cette importance historique qu’on lui refuse trop généralement. À la vérité, il ne révèle rien d’essentiel, rien d’éternel dans la nature de ce génie italien, dont Dante et Arioste ont exprimé la double substance et montré une fois pour toutes l’impérissable structure intérieure ; mais il est un chaînon indispensable dans l’histoire de ses destinées. Le Tasse de moins, et la transition manque pour suivre l’évolution du génie italien d’un de ses états à l’autre, comme elle manquerait pour suivre la transformation de la chenille en papillon, si l’état intermédiaire de la chrysalide était supprimé. Le Tasse est un témoignage de décadence, je le veux bien, mais c’est aussi un témoignage de résurrection, car il présente le spectacle d’une métamorphose mémorable. Le Tasse, c’est en quelque sorte la chrysalide du génie italien ; larve charmante, au contraire des autres larves, en qui se dissout l’âme ancienne, en qui on sent déjà frémir les ailes de l’âme encore à naître ! Nature hybride, il participe de deux caractères, il est le point de jonction de deux arts. Si la mort est là, la vie y est aussi, et ce déclin est une aurore. Il forme le passage entre la poésie, qui dit en lui son dernier mot, et la musique, qui balbutie en lui ses premières mélodies. D’une main, il fait le salut d’adieu à la lignée de Dante et d’Arioste ; de l’autre, il donne le salut de bienvenue, à travers les siècles, à la race des Pergolèse, des Cimarosa, des Rossini et