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des Bellini. Oui, le Tasse peut être rangé parmi les grands poètes, car la signification sacrée du mot vates a encore en lui toute sa force. Ce voluptueux hypocondriaque remplit à sa manière les fonctions solennelles attribuées au poète : présider aux naissances et aux funérailles des sentimens humains, ensevelir les nobles choses qui ne sont plus et annoncer les nobles choses qui seront un jour. Il est un gardien des traditions antiques en même temps qu’un précurseur.

C’est dans la Gerusalemme que pour la première fois cette transformation devient sensible. Le Tasse, en écrivant son poème, avait la prétention d’écrire une épopée ; mais la première condition d’une pareille œuvre, le génie du narrateur poétique, lui fait absolument défaut. Un véritable poète épique, malgré la singularité de son poème, c’est Arioste. Chez lui, la poésie n’est que le vêtement du récit, et la musique n’est que l’accompagnement des pensées. Dans le Tasse, cet équilibre est rompu, et la musique l’emporte sur les pensées, qui ne sont qu’un prétexte à fioritures, à trilles et à roulades. La Gerusalemme n’est donc pas une narration épique, mais un long poème lyrique. J’ai comparé le plaisir que procure la Gerusalemme au plaisir que peut donner le spectacle d’un ballet, mais il est encore plus exact de comparer le poème lui-même à un immense libretto d’opéra. On a fait jadis un opéra d’Armide, mais je m’étonne qu’un arrangeur moderne n’ait pas eu l’idée de transporter le poème entier sur une scène lyrique, tant il est merveilleusement approprié aux conditions que réclame le drame musical. Il est vraiment curieux d’y observer non-seulement la naissance de la musique, mais les germes de ce genre nouveau qui, au moment même où le Tasse publie son poème, fait son apparition avec le drame pastoral et les fêtes dramatiques de la cour de Ferrare. Ces fêtes et ces pompes auxquelles le Tasse a lui-même coopéré ont laissé leur empreinte sur la plus importante de ses œuvres, qui n’est à un certain point de vue qu’un divertissement à grand spectacle. Observez en effet le caractère des tableaux du Tasse, et dites s’ils ne semblent pas une suite de décors de théâtre, inventés pour le plaisir des yeux. Lorsque nous lisons l’Arioste, nous ne sommes pas étonnés de ses plus magiques tableaux, car en lisant nous sommes comme un voyageur qui découvre graduellement les paysages qui bordent sa route, tant l’art du narrateur est parfait. Au contraire, en lisant le Tasse, nous éprouvons les amusantes surprises du spectateur qui voit se succéder les tableaux les plus imprévus ; ses magnificences ont un caractère théâtral ; nous n’y sommes pas amenés graduellement, nous y sommes poussés subitement comme au coup de sifflet d’un machiniste de génie. Ces pompes sont tellement tout le poème que l’intérêt languit sensiblement pendant les intervalles qui les séparent, comme il languit à l’Opéra entre