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semblait revivre en quelque sorte dans cette croisade contre le tsar, où la France s’était jetée la première avec son esprit de courageuse initiative, où l’Angleterre n’avait pas tardé à la suivre, réfléchie, mais tenace, où l’Autriche elle-même, longtemps expectante et indécise, semblait à la fin devoir entrer avec tout le poids de ses influences germaniques. Peu importe que, dans cette croisade toute moderne, les noms et même les symboles aient étrangement changé, et qu’au lieu de combattre le Turc on l’ait défendu. Ce n’en fut pas moins l’ancienne et légitime lutte de l’Occident contre l’Orient, car c’était la Russie qui représentait l’Orient avec ses traits distinctifs de l’omnipotence de l’état sur l’individu, de la confusion du temporel et du spirituel, et de la tendance à la domination universelle. Aussi ce court effort de 1853-55 procura-t-il à l’Europe des avantages réels et qu’on ne devrait point déprécier. Il a écarté, sinon complètement dissipé, un danger immense pour l’équilibre du monde et l’indépendance des états ; il a de plus mis fin à l’espèce de dictature morale que l’empereur Nicolas n’avait que trop longtemps exercée dans les conseils des empires au détriment de toutes les causes libérales. Enfin, — et ce n’est pas à coup sûr le moindre mérite de cette campagne de Sébastopol, — au sortir d’un vaste ébranlement social et de ces épouvantables luttes civiles où l’âme humaine risque tant de se perdre et de s’affaisser, il a donné un noble élan aux esprits et éveillé le sens des grands intérêts du monde moderne. Si la guerre de Crimée n’a pas porté tous les fruits que la cause de la liberté et de la civilisation avait le droit d’en attendre, si elle est restée seulement une date au lieu de devenir une époque, c’est qu’elle a été brusquement interrompue, violemment arrêtée au moment décisif. Trois ans avant l’Italie, l’Europe entière a eu, elle aussi, son Villafranca, et un Villafranca encore bien plus regrettable.

Nous touchons ici à une des causes, à la cause principale peut-être qui amena la dissolution du grand faisceau occidental. On était au printemps de 1855, et la chute prévue de Sébastopol faisait naturellement penser au nouveau champ de bataille que l’on aurait à choisir pour la continuation de la lutte si heureusement commencée. Il était dans la logique, il était dans les nécessités morales de cette guerre, entreprise pour la défense des intérêts de l’Occident, de soustraire non-seulement la Turquie au joug de la Russie, mais d’essayer aussi d’arracher à ce joug l’antique boulevard de la civilisation, ces marches de l’Occident qui portent le nom de la Pologne, et dont la destruction a fondé la dangereuse prépondérance de l’empire des tsars. Le gouvernement français apprécia sainement cette situation : il songeait à inscrire le nom de la Pologne