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versa un peu de sa lumière sur les amis fidèles qui suivirent sa trace, mais sa haine donnait l’immortalité.

Bonosus venait le second dans la liste des affections de Jérôme. Fils d’un riche Aquiléen, il s’était fait pour son ami, qui ne songeait guère aux soins terrestres, le plus dévoué et le plus attentif des frères ; après l’avoir suivi à Rome et à Trêves, où leur bourse avait été commune, il était venu le rejoindre à Aquilée. C’était un homme bon et sincère, peu capable de grandes choses par lui-même, mais facile à exalter par l’enthousiasme des autres, et sérieux dès qu’il avait pris un parti. Dans le partage des tâchés monacales, il s’attribua, comme toujours, la plus rude. Tandis que Rufin se confinait prudemment dans un monastère, qu’il quitta l’année suivante, Bonosus affrontait la vie érémitique sur une île de la côte dalmate qui ne renfermait pas même de pêcheurs ; il y vivait de quelques provisions apportées du continent, de coquillages jetés par le flot sur la rive et surtout du produit de sa pêche, « en vrai fils du poisson, » comme disait Jérôme. On sait que ces mots étaient employés par les chrétiens des premiers siècles de l’église, à l’époque des persécutions, pour se désigner entre eux, et que le Christ lui-même était représenté sous le symbole du poisson, dont le nom grec réunissait les initiales de cette phrase sacramentelle : « Jésus-Christ, fils de Dieu, sauveur[1]. »

Le troisième en importance était un jeune homme de noble extraction provinciale qui, enrôlé comme officier dans l’armée romaine, avait jeté bas le ceinturon, par dégoût de la vie militaire, à l’instar de beaucoup de chrétiens. Il se nommait Héliodore. Rentré dans sa famille, au sein d’un monde riche et élégant, le nouveau converti eut bien des assauts à soutenir, sa vocation monacale fut mise bien des fois en péril ; car ses parens le sollicitaient de se marier, et lui-même ne se sentait pas une force à toute épreuve contre les tentations. Dans un bel élan de ferveur il prit le même parti qu’Origène, et se mutila malgré les défenses de l’église, qui punissait ce crime volontaire de l’interdiction du sacerdoce ; toutefois les canons ecclésiastiques n’empêchèrent pas Héliodore d’être élu quelques années plus tard évêque d’Altino en Vénétie. C’était un homme doux et bienveillant. Après s’être enlevé le droit de posséder en propre une

  1. Le mot grec ΊΧΘΓΣ, en effet, présente dans l’arrangement de ses lettres les initiales de la phrase suivante : Ίησΰς Χριστς Θεοΰ Τιός Σωτήρ : Jésus-Christ, fils de Dieu, sauveur. Aux temps des persécutions, les chrétiens déguisèrent sous ce symbole naïf le nom et les qualifications de leur Dieu, dont le culte était proscrit. Les pères des trois premiers siècles, se servent fréquemment de cette formule de convention, et l’image du poisson/ se retrouve d’ailleurs à chaque pas dans les peintures et les inscriptions des catacombes.